Les secrets d’écrivain de Carole Martinez

Carole Martinez déconstruit l’écriture romanesque en rompant avec la forme de la narration. Son roman se caractérise par un travail sur l’énonciation dans la mesure où défiant les configurations romanesques classiques, elle fait alterner les voix d’une enfance et d’une âme. Les jeux de la narration donnent naissance à un récit fragmentaire repoussant la linéarité romanesque au moyen d’un brouillage temporel, spatial, narratif…

Afin d’aborder la question de la complexité narrative, nous nous intéresserons dans un premier temps à la fragmentation puis nous examinerons les jeux du double.

Un récit fragmentaire. La Terre qui penche se présente comme une suite de discours. Carole Martinez met en jeu deux instances qui, à distance inégale de l’histoire, tentent de reconstruire un passé révolu, une vie, un moi. L’expérience narrative et l’expérience anamnestique vont de pair ; le roman se veut un travail sur la mémoire. L’enfance se raconte au présent, l’âme l’écoute et re-visualise ce passé révolu, elle l’ «enten[d] chanter », elle la « voi[t] courir » …

Dans le but de dresser les vestiges de leur vie écoulée, la première et la deuxième personne du singulier entretiennent un dialogue à structure éclatée, régie par une prise de parole aléatoire. La vieille âme prend la parole « avant que [sa] mémoire [la] flanche de nouveau» pour « prend[re] [l]a suite» , revenir sur certaines scènes dans l’objectif de les éclairer ou souligner les épisodes les plus marquants de la vie de Blanche. L’âme interrompt parfois le discours de l’enfance, finissant ses phrases, reprenant le fil de ses idées, soulignant de la sorte l’idée d’une personne unique. En témoigne la rupture instaurée entre le second et le troisième chapitre au moyen de trois points de suspension : « Chut ! Quand la cloche sonne, pas de mauvaise pensée // sous peine de tomber raide morte. ».

Par moment, cette dernière est étouffée quand l’enfant enchaîne une narration s’étalant sur plusieurs chapitres ou quand la jeune fille semble reprendre le fil de son discours sans prêter attention à l’intervention de la seconde voix ; l’exemple du quatrième chapitre où la petite fille semble ignorer le discours de son âme portant sur la vie et la mort pour relater sa vie au château installant ainsi une réelle rupture sur le plan narratif. La répartition en 70 séquences confère au texte un caractère fragmentaire qu’aucune règle ou justification ne semble régir. Une même voix peut prendre la parole tout

le long de multiple chapitres, le silence de l’autre voix se justifie par la défaillance de la mémoire. L’enfance et l’âme ne connaissent pas l’intrigue en intégralité, la première ne se rappelle que de son vécu, elle « [a] gardé [s]a vie intacte dans [s]a mémoire de petite fille et qu[‘elle] la parcour[t] à voix haute tandis qu[elle] dor[t]. » , la seconde qui ne garde en mémoire que leur décès, ne cesse de rappeler leur fin et par là même celle de l’histoire et de la narration.

Les deux instances entreprennent une réédification de ce qui n’est plus. Il arrive que par moment, les paroles de la jeune fille, élément déclencheur, activent la mémoire, provoquent un flux de souvenirs chez son âme. Il suffit d’un mot pour que « Tout se réveille en [elle] soudain, les souvenirs perdus, les promesses hurlées au vent, la voix de [leur] père, la fragile pâleur de ses fesses, le sel de [ses] larmes et cette nausée… » , tout remonte à la surface. Les propos de la jeune fille tel un catalyseur qui active la mémoire, « déterr[e] les souvenirs, et ce morceau de passé lui revient. » . Certaines scènes, de poids considérables dans la trame narrative, sont racontées par la vieille âme, notamment le premier séjour dans la forêt.

Ce moment qui a ébranlé le personnage principal est narré par l’âme dans un style éclaté, orné par la pluralité des points de suspension.

La seconde voix entreprend un discours où s’entremêlent les mots et se confondent les pensées traduisant l’affolement, la révolte et la confusion que ressent la jeune fille : « Et si mes phrases ne sont pas tout à fait achevées parfois, c’est mon esprit a du mal à se tenir jusqu’au bout et qu’il divague plus que le tien».

Ainsi, les deux voix se rectifient, se complètent, s’alternent. L’exemple du vieux fantôme qui annonce : « Alors avant que ma mémoire me flanche de nouveau, avant que notre vie regagne ma nuit, comme rêve au réveil, je prends ta suite, je raconte notre histoire. » .