Problème du mal

La présence du mal dans le monde est problématique. Tout ce qui relève du mal et de son empire suscite maintes réflexions sur ses origines, sa finalité, sa justification ou sa gratitude. Nombreux sont les penseurs, les philosophes et les hommes de religion qui se sont interrogés sur sa nature et son incidence.

En effet, certaines manifestations du mal dans le monde moderne sont révoltantes. Que ce soient les camps concentration ou les guerres, les maladies etc. Toutes ces images représentent les différentes figures que le mal a pu prendre au cours de l’histoire: Mal moral, mal physique, mal métaphysique.

Les efforts déployés pour comprendre et accepter le phénomène du mal comme quelque chose dont nous sommes responsables mais qui toutefois nous dépasse, nous amènent à le considérer comme une manifestation qui, à la fois, relève de notre sphère de compréhension et reste néanmoins extérieur à nous, en dehors de notre vouloir et de notre savoir humain. En effet, nombreuses sont les manifestations du mal dont la raison n’arrive pas à saisir la cause ou la finalité. Toute manifestation du mal est-elle purement gratuite ou sert-elle un dessein qui nous est obscur ? Toute violence est-elle nécessaire ? avant de traiter la problématique principale qui est celle de la relation dialogique du diable et du personnage romanesque chez Dostoïevski, Man, Bernanos et Green, nous commencerons par un bref exposé de la pensée humaine sur le problème du mal, en allant des questionnements philosophiques et théologiques, à l’illustration du problème dans la tradition judéo-chrétienne (les textes fondateurs), en passant par l’observation d’ordre sociologique et dogmatique pour arriver aux représentations archétypales du mal qui nous intéressent plus particulièrement car elles touchent de plus près la sphère de l’imaginaire poétique et l’objet de notre étude.

Force est de reconnaître que la littérature nous permet d’appréhender le mal dans sa radicalité et que, loin de contourner la question du mal, elle ne cesse de s’y confronter sur le mode de la relation ambivalente faite de fascination et de répulsion ; car ce qui se donne comme un défi pour la philosophie et la théologie peut constituer pour la littérature un matériau dont la richesse se révèle être inépuisable : le discours littéraire cherche moins en effet à rendre compte de l’existence du mal qu’à exprimer la fascination que nous éprouvons pour le mal. On peut ainsi comparer la situation de celui qui contemple un incendie à celle

du lecteur qui devient le spectateur et le témoin des malheurs et des crimes que l’écrivain met en scène.

Le problème du mal :

La philosophie et la théologie cherchèrent longtemps l’origine du mal dans des raisonnements d’ordre spéculatif ; puisque Dieu est bon et créateur de toutes choses, comment le mal aurait-il été créé ? En effet supposer que Dieu crée le mal va à l’encontre du postulat : Dieu est infiniment Bon. Si l’on suppose que Dieu n’ait pas crée le mal et que le mal sort de son ressort, cela va à l’encontre du postulat : Dieu est tout-puissant.
Puisque l’on ne peut rapporter l’existence du mal à un principe divin qui serait infiniment bon-problème de la théodicée-, le manichéisme propose d’en rendre compte à l’aide d’un deuxième principe mauvais qui coexisterait avec le bon principe. Le dualisme se trouverait ainsi à la base du manichéisme comme le rappelle Sévère d’Antioche : « chacun des deux principes est incréé et sans commencement, soit le Bien qui est lumière soit le mal qui est à la fois les ténèbres et la matière. Et ils n’ont rien de commun l’un avec l’autre. » [Homélie 123, traduction de Cumont, in Dictionnaire de théologie catholique, article ‘manichéisme’.]

Cette doctrine fut combattue entre autres par Saint Augustin dans ses Traités anti-manichéens. Celui-ci procède par la manière suivante : A partir du moment où l’on prouve que tout ce qui est « étant crée par Dieu », est bon « il s’ensuit que le mal n’est rien de substantiel », mais qu’il est seulement « la privation d’un bien, privation dont le dernier terme est le néant ». il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours à un deuxième principe pour rendre compte de l’existence du mal : la privation d’un bien physique est la simple conséquence de l’imperfection des créatures naturelles qui viennent du néant et sont destinées à y retourner et la privation d’un bien moral, à savoir le péché, ne suppose pas l’existence de deux âmes dans l’homme parce qu’ils n’ont pas vu que, lorsque l’homme délibère, sa volonté oscille tantôt vers le péché, tantôt vers le Bien, et que son âme se trouve affectée « par divers côtés par sa partie inférieure et par sa partie supérieure »., par « des choses charnelles » et des « choses spirituelles ».[Des deux âmes, in Traits anti-manichéens, traduction de R. Jolivet et M. Jourjon, Desclée de Brower, 1961,13,19, pp. 105 à 109.].

Répondant à la question dogmatique sur la nature de Satan, qui selon l\’Église est le principal instigateur du mal, le Magistère ecclésiastique stipule dans les formulations essentielles de la doctrine catholique dont le concile de Braga et celui de Latran, que « Si quelqu’un dit que le diable n’a pas été au commencement un ange bon créé par Dieu et que sa nature n’est pas l’œuvre de Dieu, mais s’il dit qu’il a émergé ‘des ténèbres’, que personne ne l’a fait mais qu’il est lui-même le principe et la substance du mal, comme Mani et Priscillien l’ont dit, qu’il soit considère comme anathème. » [Septième Canon du Concile de Braga de 563].

Ce qui est visé ici, c’est le dualisme. Pour couper court à ces tentations dualistes consistant en la croyance en deux dieux -le dieu du bien et le dieu du mal, tous les deux incréés-, le Concile met résolument le diable au rang des anges. il laisse entendre implicitement qu’il s’est produit un changement; cet ‘ange bon’ devenant de son propre chef ‘mauvais’.

Le Concile de Latran ajoute: ‘En effet, le diable et les démons ont été créés par Dieu bons par nature mais ce sont eux qui se sont rendus eux-mêmes mauvais. Quant à l’homme c’est à l’instigation du démon qu’il a péché.’ [Quatrième concile de Latran, 1215].

Cette question qui intéresse plus particulièrement la théodicée, arrive à la conclusion que Dieu est summum bonum. Il est donc bon et tout mal est un manque de bien ou est produit de l’homme. D’autres penseurs avancent l’idée qu’il est factice de voir en le mal une simple privation de bien. Il donnent au mal une existence effective et refusent de le réduire par un simple écueil épistémologique à une privatio boni.

Jung par exemple estime que la ‘privatio boni’ nie la substantialité du mal et donc sa réalité dans le seul but de surmonter la tentation manichéenne. Il avance l’idée que “omne bonum a Deo, omne malum ab homine”, est entièrement fausse. [Jung.C.G., Les Racines de la conscience, études sur l\’archétype, Paris, Buchet- Chastel, 1971, P. 123.]

En effet, faire de l’homme la seule source du mal en niant que Dieu ait une part de mal en lui est fausse pour Jung. Il considère que l’homme est à l’image de l’archétype Dieu une sorte de “coincidencia oppositorum” qui a en lui une part d’ombre et une part de lumière. Rien dans l’existence n’a d’efficace autant que le mal. ‘Il est terrible et il ne sert de rien de le nier totalement – sur le plan de l\’être-’. [Hatem.J., “Dieu, l’ombre et le mal chez Jung” in L’écharde du mal dans la chair de Dieu, Cariscript, Paris, 1987, p.47 à 78.

Le bien et le mal sont relatifs et l’ombre n’est pas dangereuse que si elle est inconsciente et projetée. “L’Ombre est en règle générale seulement quelque chose d\’inférieur, de primitif, d\’inadapté et de malencontreux mais non d’absolument mauvais. Elle contient même certaines qualités enfantines et primitives qui pourraient dans une certaine mesure raviver et embellir l’existence humaine.” [Jung.C.G., Psychologie et religion, Paris, Buchet – Chastel, 1958, p. 157] L’ombre est donc à la fois source originelle de Bien (énergie, vie creaton) et source immédiate du mal. Aussi Jung dit-il qu’ “il appartient au domaine du possible de reconnaître le mal relatif de notre nature tandis qu’avoir un regard direct sur le mal est une expérience aussi rare que bouleversante”. [Id, Aïon, études sur la phénoménologie du Soi, Paris, Albin Michel, 1989, p. 23.]

La part d’ombre en l’homme est le reflet lointain de la part d’ombre en Dieu. Loin du rejet et de la dénégation, elle doit donc être confrontée, vue et rendue consciente dans le but de l\’individuation ou la constitution d’un Soi conscient.
En effet, même Dieu n’est pas ‘summum bonum’. Jung reprend l’image du Dieu de l’Ancien testament plus particulièrement dans le livre de Job, dans le but de montrer un Yahvé capable de méchanceté et d’injustice qui comporte une part d’ombre en lui.

Le livre de Job nous éclaire en partie: Yahvé accepte que le Satan éprouve la foi de job. “Un jour comme les fils de Dieu venaient se présenter devant Yahvé, Satan aussitôt s\’avançait parmi eux. (…) Yahvé reprit : ‘As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n’a point son pareil sur la terre: un homme intègre et droit, qui craint Dieu et se garde du mal!’ Et Satan de riposter : “Est-ce pour rien que Job craint Dieu? N’as-tu pas dressé une haie devant sa maison et son domaine alentour? Tu as béni toutes ses entreprises ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étend la main et touche à ses biens; je te jure qu’il te maudira en face!”
Soit, dit Yahvé à Satan, tous ses biens sont en ton pouvoir. Evite seulement de porter la main sur lui. “Et Satan sortit de l’audience de Yahvé” [Prologue, le Livre de Job, la Bible, Ancien Testament, alliance biblique universelle, éditions du Cerf, 1993, pp. 955 à 991.]

Le prologue de Job nous montre que c’est bien le personnage du Satan qui met l’homme à l\’épreuve. Mais l’attitude de Yahvé est problématique dans la mesure où il permet à Satan d’éprouver Job dans son amour pour Lui. Son attitude vis-à-vis de l’homme n’est pas sans perversité -ne permet-il pas à Satan de l’aiguillonner?-, et son attitude envers le démon peut nous paraître permissive.
Pour Jung, le diable est ‘l’ombre de Dieu, est la preuve amère de Dieu’. [Jung.C.G., Psychologie et religion, Paris, Buchet -Chastel, 1958, p. 157].
Iahvé n\’apparaît donc pas comme parfaitement moral. Job finit par voir l’ombre de Dieu et la nomme. [Hatem, J., Op. Cit, p.69.]

“Jamais il ne l’appellera Satan mais toujours Dieu. Iahvé voudrait par contre, dit Jung, refouler Satan et ne pas le reconnaître” [Greene. G., Dixième homme, traduction R. Louis, Laffont, Paris, 1985, p.191.] Mais, à l’instigation de Job, il ne résistera pas à son autoréflexion et optera finalement pour le Bien. Dieu voit son ombre – qu’on appellera le Diable -, la réintègre et la domine en vue de la complétude.

Une des formes du mal est ce que l’on appelle la violence absolue. “L’absolu de la violence est une rupture totale qui prend la forme de la transgression inouïe, d’un accomplissement effroyable, d’un déchainement spirituel qui brisent l’ordre social et la représentation morale, inaugurent des valeurs sui generis fondées sur la violence absolue.” [Hatem. J., L\’écharde du mal dans la chair de Dieu, p.80.]

Pour certains, la source du mal est une sorte de substitution de l’homme au divin. Elle se présente sous la forme d’un décentrement du cercle qui originairement a pour centre Dieu et l’homme à la périphérie. L’hybris où la source du mal consiste en une transformation des rapports où l’homme, par un renforcement morbide de l’ego, se croit être au centre du cercle et place Dieu à la périphérie, par une sorte de substitution prométhéenne au divin.
D’où la figure du tyran qui intervertit les rapports et bascule dans l’espace de la violence absolue et qui, dépourvu de toute prudence, arrive à une sorte d\’élévation à la puissance extrême “L\’égalité avec Dieu est donc une prétention exorbitante, le motif d’un orgueil absolument impie et qui, dans sa réalité, loin d’exalter le divin, dissout son identité” [Ibid].

D’où l’avertissement de Pindare “Ne cherche pas à devenir Dieu”.

Le mal absolu consiste donc à la quasi substitution de l’homme à Dieu comme Dieu lui-même. C’est ce que l’on appelle le ‘désir de soi’. L’aspiration à être Dieu est elle-même démoniaque dans la mesure où Satan veut se substituer à Dieu et ne semble pas guérir de cette blessure ontologique de ne pas être son propre créateur. Ce désir d\’être Dieu nous rappelle la prise de connaissance du Bien et du Mal interdite à l’homme (Genèse, 2,17), n’est pas sans rapport avec la promesse du Serpent à Adam, “Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal” (Genèse 3,5) car décider de ce qui est du bien et du mal consiste en s’arroger le droit d\’être à la source de la Loi, donc d\’être Dieu.

Lucifer lui-même a voulu s’exhausser au dessus de Dieu. l’homme est éminemment capable de cette forme de mal; il est luciférien par excellence. Le mal luciférien est donc celui de contester Dieu et prétendre soi-même à la création par la magie (Faust), ou encore par la démesure du savoir (Faust, Prométhée).

Dans la sphère du religieux, cette forme de mal se traduit par une sorte de fuite de ce qui est divin. Cette fuite prend forme dans l\’athéisme et dans la haine de Dieu. L’homme est par sa liberté Dieu lui-même, ou encore le maître des possibles. Il peut faire le bien et le mal. Par là, l’homme est à l’image de Dieu, capable de demonie.

Le mal peut revêtir d’autres formes.

oncupiscence charnelle, orgueil ontologique, vampirisme, mensonge, etc…
Pour nous approfondir sur la question et voir plus particulièrement les types ou les diverses formes de mal -, nous nous référons au schéma proposé dans les Tentations du Christ dans le chapitre “Qu’est-ce qu’un messie?” [Hatem. J., “Qu’est-ce qu’un messie?”, in Hatem. J., Cassegrain. G., Caillot. J., Les tentations du Christ, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 28.]. qui rattache en quelque sorte diverses formes de mal à des personnes conceptuels dans le but de classifier ou de nommer les divers assauts que prend le mal lors de la tentation du Christ dans le désert.
L’auteur parle de la victoire de la bonté libre sur le mal. Le Christ nomme le mal ‘Satan’ à l’issue de la troisième tentation. ‘De ce nom commun dans l’Ancien Testament, désignant une fonction de suspicion et d’accusation, Satan s’est changé en nom propre. [Ibid].
Toutefois, comme le précise l’auteur, le nom de Satan est loin de représenter toutes les figures du mal. Considérons avec l’auteur, les personnages conceptuels suivants;
Ahriman; divinité du dualisme zoroastrien ‘ici mobilisé pour représenter la concupiscence charnelle’ [Ibid] (du ventre et du bas-ventre).
Lucifer; (de son étymologie: porteur de lumière), dont la figure est associée à l’orgueil de l’esprit.
Méphistophélès; l’esprit qui toujours nie “Je suis l’esprit qui toujours nie / et ce, à bon endroit, car tout ce qui naît, / mérite de périr.” [Goethe, Faust, v.1338] Moloch; dieu cananéen qui exprime le vampirisme humain ou ‘l’assimilation d’autrui à soi [Hatem.J, Op. Cit, p.28] si bien décrit dans le Salammbô de Flaubert, “Tous étaient faibles devant Moloch le dévorateur. L’existence, la chair même des hommes lui appartenaient (…). On brûlait les enfants au front où à la nuque avec des mèches de laine et cette façon de satisfaire le Baal (…) etc.” [In Flaubert. G. Chapitre 13, “Moloch”, in Salammbô, folio classiques, Gallimard, Paris, 1970.] D’où le schéma suivant [Hatem. J., Ibid]:
Lucifer

Mephistopheles SATAN Moloch

Ahriman

Nous pouvons ainsi mieux classer les types de maux qui assaillent les personnages qui, à l’image du Christ, subissent les assauts du démon selon ses axes d’attaques mais, à sa différence, succombent ou conjurent les forces du mal.
L’axe de Méphistophélès – Moloch est celui de ‘l’anéantissement total ou partiel. [Hatem, J., Ibid].
L’axe Lucifer – Ahriman est celui de ‘l’affirmation unilatérale de l’esprit ou de la matière.’ [Ibid] Satan, dans son lien à Méphistophélès ‘sépare l\’être du non-être’ [Ibid] Dans son lien à Moloch ‘déchire la trame humaine’ [Ibid] Dans son lien à Lucifer ‘dissocie l’esprit de la matière’ [Ibid]] Dans son lien à Ahriman ‘dissocie la matière de l’esprit’ [Hatem. J., Op.Cit., p.29] Le Satan qui occupe le centre du schéma, et donc l\’être se compose de masques, est une sorte de plaque tournante qui, selon le cas, s’associe à Méphistophélès, à Moloch, Ahriman ou Lucifer pour présenter au personnage tenté plusieurs formes de mal telles;
la tentation méphistophélique de l’abolition intégrale de l’être,
ou à son opposé,
l’affirmation maléfique de l’être par l’assimilation de l’autre à soi ou le vampirisme -le moloch-,
ou encore
la concupiscence charnelle -le mal ahrimanique,
Et à son opposé
l’affirmation morbide de l’ego dans une fallacieuse sphère d’autarcie intellectuelle -luciférienne-. [Ibid] Ce schéma nous servira de grille de lecture pour répertorier les diverses formes de mal auxquelles les personnages des romans du corpus seront confrontés par l’intervention satanique.
En effet, les personnages auront pour particularité de succomber à la tentation du mal sous ses formes diverses, qu’elles soient par la chair ou à l’opposé par l’inflation luciférienne de l’ego dans une affirmation unilatérale de l’esprit sur la matière, ou encore par des formes de vampirisme qui consistent en une dévoration immorale de l’autre, sans considération de sa réalité et de son visage, ou encore à l’opposé par une négation intégrale de l’être ou un projet d’anéantissement universel provenant d’un ressentiment généralisé que peut avoir provoqué un échec.
L’appartenance du personnage à l’une ou l’autre de ces catégories n’empêchant pas son appartenance à une autre, puisque l’action du centre -Satan- consiste en une combinaison subtile des maux dans le but de provoquer la reddition et la soumission aux forces du mal. Ces assauts sataniques peuvent ainsi se combiner à outrance puisque l’action de Satan consiste à présenter le mal sous son jour le plus séduisant et répondant le plus adéquatement aux tendances personnelles du personnage.
Si le personnage est ce que l’on appelle un sensuel, le mal prendra chair dans une femme (mal ahurissant); s’il est un intellectuel nihiliste, son mal prendra forme dans des idées de négation et dans un ressentiment généralisé contre le monde et l’être et une volonté de destruction totale (méphistophélique) ; si le personnage est un cupide, son mal consistera en une volonté d’écraser l’autre – tel est le pouvoir de l’argent et l’accumulation du capital – (Moloch); s’il est un orgueilleux, son mal consistera en une négation de sa condition et une sorte d’inflation morbide de son ego (luciférien).
Cette interprétation servira de grille herméneutique et aidera à la classification des sortes de maux selon qu’il s’agisse de l’imaginaire bernanosien, manient ou dostoïevskien etc.
En effet, ces divers auteurs auront chacun une vision différente du mal.
Quant aux diables qui apparaissent lors des différents dialogues ou entretiens avec les personnages, ils utiliseront tour à tour l’un et l’autre des arguments – mal charnel, spirituel, ontologique etc. – pour tenter les personnages et les entraîner dans la pente du mal, car si son instigateur est extérieur – satanique-, le choix du mal dépend de la liberté des uns et des autres de pécher ou de ne pas pécher.

B- Le diable:

Une des figures ou des archétypes du mal dans l’imaginaire occidental et oriental est bien-sûr celle du diable. Sur la question de savoir ce que disent les Ecritures sur le personnage que la Tradition appelle ‘le diable’ ou ‘Satan’ ou ‘le Mauvais’ ou l’Esprit du mal’, le Nouveau et l’Ancien testament offrent des perspectives différentes; omniprésent dans le Nouveau testament, le personnage n’apparaît que fugitivement dans l’Ancien. Le nom commun Satan désignant une fonction d’accusation dans l’Ancien testament passera au statut de nom propre. Il apparaît aussi dans la littérature intertestamentaire et dans les prolongements des traditions bibliques dans d’autres littératures religieuses en particulier celles du judaïsme et de l’Islam.
Si nous abordons, aujourd’hui, le problème de la croyance au Démon, une telle analyse de la croyance mettrait en évidence une difficulté très générale: bien rares sont ceux qui réellement croient au Démon. D’autres ne s’y résolvent qu’à la condition d’interpréter aussitôt cette croyance de façon symbolique identifiant le Démon au mal (aux forces mauvaises, au péché, aux tendances mauvaises de la nature déchue) auquel ils confèrent une substance propre détachée de tout suppôt, de tout être personnel subsistant. Ainsi, beaucoup voient dans le personnage de Satan une simple figure de rhétorique; une personnification du mal inhérent à l’homme. Pourtant, d’autres voix croient à l’existence du diable et tiennent pour encore vraie l’idée traditionnelle de Satan. Elles considèrent que le Prince des ténèbres n’a pas besoin de se montrer en personne; il est si servi par les personnes qui font profession de ne plus croire en son existence ni à son action: “Le plus grand tour du diable, écrit Denis de Rougemont, est son incognito.”.

La réapparition et le réinvestissement de la figure du démon sont également liés plus généralement à un problème de compréhension et de description du monde moderne: ce monde est devenu trop complexe pour être lisible du premier coup d’oeil; les événements – et surtout ceux de proportions aussi gigantesques que les deux guerres mondiales – se heurtent à des problèmes d’intelligibilité autant que de description. La seule solution est alors constituée par le recours à des schèmes explicatifs anciens. Ainsi pour décrire l’horreur des camps de concentration va-t-on réutiliser l’image de l’enfer. De même le diable, avec tout ce qu’il véhicule d’une poétique du normatif et de l’axiologique, est-il réintroduit dans le cours du monde réel et romanesque, parce qu’il constitue peut-être un des derniers moyens d’explication porteurs de sens. L’esprit ne peut plus accueillir une chose aussi vaste que les événements dans tout leur caractère indicible de la première moitié du vingtième siècle, comme il a du mal à saisir leur signification ou leur motivation. L’impensable n’est pas le néant, mais la compréhension et, partant, le diable se heurte à la mise en mots difficile d’un état de nouveauté historique souvent qualifié ou ressenti comme radical : les hommes n’ont à leur disposition que les outils anciens pour le saisir, des outils qui sont à la fois linguistiques et éthiques.

Tels que nous sommes habitués, depuis l’art roman, à voir les démons ou les démoniaques sous les traits de monstres effrayants [Hatem. J. in Mal et transfiguration, p.11 sur ‘monstrueux’: “L’individu est transformé par l’adjonction plasmatrice d’une forme étrangère captée par le mal. L’image de Dieu en l’homme n’est pas seulement souillés par ce contact avec l’infâme. Elle est modifiée et parasitée. Le relief de cette syncarnation est manifeste. En creux l’orientation négligée, l’union avec Dieu. Le damné préfère la satanisation à la déification”].
nous restons hantés par le fantôme de Satan, car nos facultés rationnelles ne sont pas les seules à nous régir mais aussi cette part d’irrationnel en nous que les représentations mentales alimentent d’archétypes ancestraux.
Cornu aux pieds fourchus, monstre difforme, créature à la face noire, brûlée, aux ailes noires, Satan fait partie de notre patrimoine, de nos représentations mentales. A travers même railleries, scepticismes, dénis, dédains et affectations d’incrédulités, la littérature moderne (celle de Gide, de Mauriac, de Bernanos, de Sartre, Green, Camus), est remplie d’allusions à ce personnage pour le moins historique, mythique.

Que ce soient Asmodée le “mauvais démon”, Azalée, Belzébuth, Belize ou Bélial assimilé à Satan, le Démon, le Diable, du grec Diabolos “le séparateur”, Iblîs, nom du diable dans le Coran ou dans la tradition musulmane; Lucifer “porteur de lumière” que les commentateurs médiévaux identifient à l’ange déchu, Moloch, Léviathan, Ahriman, divinité maléfique de la religion zoroastrienne; le Grand Bouc Noir, ces représentations du principe maléfique convergent sur la laideur et sont autant de monstres qui rendent compte de la prégnance du personnage dans la pensée et les mythes depuis l’Ancien Testament voire même l’antiquité. Quant à la langue, elle renferme d’innombrables locutions qui se présentent comme autant de vestiges de l’empire que le personnage satanique a eu sur l’imaginaire populaire européen et français; telles: “Aller au diable”, “un diable d’homme”, “endiablé”, “l’Avocat du diable”, “tirer le diable par la queue”, “faire le diable à quatre”… Ainsi que les mots français dérivés de Satan tels “satané” ou abominable, ou indiquant un haut degré de sacré; “satanique” qui est ou semble être inspiré de Satan; diabolique et “satanisme” ou culte voué à Satan et au mal.
Cependant, le diable peut nous apparaître, surtout dans la littérature moderne, sous des traits d’autant plus monstrueux qu’ils sont parfaitement humains. Oser représenter le Malin affublé d’une défroque humaine est une preuve d’originalité dans la littérature moderne (Dostoïevski, Bernanos, etc…).
En effet, imaginer que Satan puisse soutenir une conversation avec l’homme permettant une dialectique où se déploirait l’art de la rhétorique. Les arguments théologiques, philosophiques et ontologiques constituant les moyens pour le diable de persuader et de convaincre l’interlocuteur, les joutes oratoires succédant aux dédains et aux scepticismes de l’un et de l’autre. La stratégie du démon est celle d’amener l’homme à ‘consentir’, au mal, certes, mais ‘librement’.

C- l’homme et le diable:

– L’extériorité : le dialogue
Le diable, du fait de la liberté de l’homme d’acquiescer et de refuser devra employer tous les moyens rhétoriques pour amener l’interlocuteur à accepter librement – du moins par la forme – sa soumission aux forces du mal, par la tentation ou la signature d’un pacte – sorte de succédané du contrat juridique – car il s’agit dans certaines des oeuvres de notre corpus de sceller un pacte dont la partie humaine est d’abord libre de ne pas contracter même si l’auteur insinue une certaine prédisposition du personnage au mal précédant la ‘signature’ du pacte (hérédité, incomplétude existentielle, orgueil).
L’objet de notre étude étant l’analyse du dialogue du personnage romanesque avec le diable, nous procéderons d’abord par une analyse du dialogue. (SUITE PAGE 15, 16,17)
Page 100 :
Le travail s’est aussi penché, à partir de la question de la représentabilité de la figure de satan, sur les moyens proprement narratologiques mis en œuvre pour rendre plausible cette apparition, de sorte que le lecteur ne la rejette pas d\’emblée comme invraisemblable, ridicule, anachronique, grotesque. […] L\’esthétique du « fantastique » et de la fantasy semble le moyen privilégié à l\’époque moderne pour mettre en scène l’apparition de la figure du diable dans un cadre contemporain, puisque le lecteur doit momentanément suspendre son scepticisme et prendre de la sorte la mesure des limites du simple rationalisme. L\’esthétique « fantastique », englobant aussi bien la stratégie de Bernanos et Mann que celle de Green demeure un des seuls genres littéraires à même de suggérer, aussi imparfaitement et partiellement que ce soit, mais avec une indéniable efficacité, le surnaturel dans des romans.
Nous étudierons, dans cette partie, les modalités de l\’écriture fantastique qui est la seule à même de présenter dans le roman contemporain, une possible intrusion de l\’élément démoniaque dans l’univers romanesque, ainsi que les procédés de l\’écriture du surnaturel et de l\’étrange, voisines du genre fantastique. Cette étude proprement générique nous aidera à voir comment le démoniaque est vu et enchâssé dans des procédés d\’écriture réalistes. (Suite page 101).
L\’esthétique du surnaturel et du fantastique :

La fantastique ne se constitue pas uniquement autour de personnes. Il est également caractéristique par un nombre d\’activités qui marquent son déroulement. Castex (Castex, P-G., Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, J. Corti, 1974.) parle de transgressions. Mieux vaut dire que le texte fantastique construit d’abord une aire normative qu’il cherche ensuite à défaire. Tout en produisant un bouleversement de notions communément admises : espace, temps, principe d\’identité, il n’a pas pour dessein de changer l’ordre des choses et c’est plutôt un constat désemparé, un tremblement qu’il nous fait partager. Au lieu d’une transgression, on peut dire qu’il opère plutôt une régression une descente vers un empire du dedans où perdure le moi archaïque. Plusieurs types d\’activités le dominent : apparition, possession, destruction, métamorphose. L’apparition est le principe actif par lequel l\’élément se manifeste. Elle atteint le héros et ouvre son expérience à l’indicible. La possession anime fréquemment le monde fantastique ; elle s’empare du sujet. Le diable y montre sa puissance – tous les Faust nous reviennent en mémoire. Satan, dont Todorov dit qu’il pourrait être nommé le désir, place l’individu « sous contrat ». La destruction (Méphistophélès) prend une valeur aiguë dans le milieu fantastique où les individus l’exercent aveuglement car ils expriment des forces hostiles. La métamorphose assure le passage du réel à ce qui l’excède et permet le prodige. Le fantastique s’attache d’ailleurs moins au résultat de la mutation qu’à l’instant de la transformation, laps où l’ordre de la réelle bascule. Quelque chose change qui appartenait au champ des perceptions claires. L’hallucination l’emporte ; l’illusion triomphe.
(Suite p. 103-fin).

C’est en effet le Saint qui est le plus tenté par Satan puisqu’il en est le seul véritable ennemi, celui par qui il peut atteindre Dieu le plus cruellement. Et parallèlement, c’est dans la mesure même où le Saint porte en lui de quoi aimer et servir Dieu qu’il est le plus capable de l’offenser. si les dons surnaturels qu’il a reçus se pervertissent, se détournent de leur but propre, ils atteignent une profondeur dans le mal proportionnée à toute la grâce reçue.