La Philosophie de Pascal

Pour Pascal, les philosophes peuvent nous permettre d’assurer une juste direction de notre esprit, nous apprendre à faire bon usage de notre raison, tant sur le plan spéculatif que sur le plan de la prudence morale. L’une des questions sous-jacentes à ce texte est donc celle de l’universalité de notre raison, face au mystère de la révélation et de la grâce, tension et contradiction qui ne cessera d’hanter l’apologue des Pensées, On peut remarquer à quel point, les deux philosophes pris en exemple par Pascal se situent à l’opposé d’une conception surnaturelle de la grâce. Combien tous deux affirment au contraire l’implacable nécessité de discipliner nos vies en les passant au crible de la raison critique ou de la raison naturelle. Montaigne le sceptique et Epictète le stoïcien, nous enseignent en effet de ne jamais accepter les choses telles qu’elles se présentent, mais de les inquiéter, de les interroger, dussions-nous pour autant perdre face à elles nos anciennes assurances. Douter ou user du pouvoir de notre raison naturelle telle semble être la position méthodologique de départ de ces deux écoles et le doute ou la raison ne s’oppose-t-ils pas à la foi ?

Si Pour Pascal : « la philosophie ne vaut pas une heure de peine », il s’agit aussi de considérer que : « Epictète est l’un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme ». D’emblée, Pascal ramène Epictète à son éthique, en oubliant un peu vite sa physique et sa cosmologie, laquelle pourrait être considérée par certains (déjà à l’époque de Pascal) comme une forme de pré-christianisme. Mais pour lui aucune doctrine ne semble pouvoir se prétendre chrétienne, si elle n’a connu « la soumission totale à Jésus-Christ » comme il l’applique à sa propre conversion dans la dernière phrase de La Nuit du mémorial. Aussi, le Dieu impersonnel des stoïciens, Dieu cosmologique incarnat la Raison naturelle, conduit l’homme vers l’orgueil et non vers l’humilité véritable, cette « renonciation totale et douce » vers laquelle nous mène l’adoration du Christ.

Cependant, si les stoïciens n’ont pas connu le Christ, ils ont su considérer la nature selon l’ordre d’une nécessité divine, celle d’un Logos, d’un Fatum et d’un amour fait. En ce sens, Pascal, reprenant presque mot à mot la devise du Manuel d’Epictète, affirme ici que leur sagesse nous demande d’accepter les évènements comme ils se présentent, ne pas vouloir que les choses arrivent

mais les vouloir telles qu’elles arrivent. L’indifférence du sage n’est donc jamais un manque d’accord ou d’attention au monde, mais un accord supérieur du sage à l’ordre du monde. Le consentement qui en résulte et pour Pascal un effet de la piété d’Epictète, adhésion joyeuse à l’ordre divin et non soumission résignée à un ordre arbitraire.

Aussi l’éthique d’Epictète nous donne un précieux enseignement quant aux devoirs de l’homme : « Il veut qu’il soit humble […] Il ne se laisse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaitre la volonté de Dieu et de la suivre ». Prendre sa place dans l’ordre et jouer son rôle, tel que le ferait un acteur sur un scène, voilà la véritable sagesse à laquelle nous engage Epictète, lui-même esclave affranchi devenu maitre éducateur. Tenir sa place, sans jamais chercher la vaine posture de l’agent, mais chercher humblement à être à la hauteur des évènements en s’exerçant à changer ce que nous pouvons changer, tout en restant indifférent au reste. Mais si Epictète, en usant de la raison naturelle, a pu comprendre ce que devait faire l’homme, il s’est leurré sur ce qu’il pouvait faire. Pascal établit ici une distance entre la puissance de l’homme et son devoir, lequel ne suffit pas à accomplir la finalité morale et existentielle véritable de sa destination.
L’éloge doit donc laisser place à la critique, car il manque à la philosophie stoïcienne d’Epictète une certaine mesure de l’homme, laquelle d’après Pascal n’est rendue possible que par la révélation des Evangiles. Cette mesure de l’homme, si on lit bien ce texte, c’est celle de son impuissance. Comme il l’écrit : « Il (Epictète) se perd dans la présomption de ce que l’on peut ». Pour cette raison, la posture stoïcienne s’est corrompue dans une « superbe diabolique » un excès de croyance en un pouvoir de la raison naturelle, assimilée à Dieu lui-même. L’humilité devant le Destin, cache donc, oblitère l’orgueil du sage, lequel s’exerce à devenir plus qu’un homme, un Dieu parmi les hommes. Paradoxalement donc, seule la théologie peut conduire la philosophie vers la vérité, car l’usage de la raison ne semble pas pouvoir à elle seule conquérir cette compréhension juste de notre devoir et de notre place dans l’univers.

Toujours la philosophie apparait bancale, imparfaite dans sa doctrine, car c’est la raison elle-même qui apparait incapable de nous conduire à la vérité aussi, le scepticisme de Montaigne nous montrera en quoi nous ne pouvons que douter de notre raison, si faible par nature mais comment aussi seule la foi peut nous délivrer paradoxalement de notre impuissance et de l’angoisse que crée le doute qui s’y attache.