La “révolution” roumaine de 1989

« Après un changement politique radical, il y a inévitablement une forme de « réévaluation des souvenirs », processus par lequel le passé est repensé à la lumière des valeurs promues par le nouveau régime politique. Si, avant 1989, le communisme était vécu comme une réalité irréversible, comme un horizon indépassable, sa chute oblige à une nouvelle interprétation de son sens, démarche qui n’est pas indépendante des intérêts politiques contingents. ». Cette phrase ouvre le premier chapitre de La Roumanie face à son passé communiste, écrit et publié par Alexandru Gussi en 2011. Elle illustre la mémoire multiple et complexe de la révolution roumaine de 1989.
En 1989, la République socialiste de Roumanie est dirigée par Nicolae Ceausescu, un dictateur autocratique et néostalinien. Dans les années 80, Ceausescu prend la décision de rembourser intégralement la dette du pays, provoquant ainsi une austérité extrême. En conséquence, les denrées alimentaires sont rationnées, ainsi que l’eau et l’énergie. En parallèle, le dictateur entreprend un grand projet de reconstruction de la capitale, Bucarest. Bien qu’impopulaire, son image a fait l’objet d’un culte de la personnalité ancré dans tout le pays. De plus, Ceausescu cherche, à la fin des années 80, à expulser un pasteur hongrois, membre de la minorité hongroise. Ce projet mène à de grandes manifestations à Timisoara, le 16 décembre 1989. Celles-ci dégénérèrent rapidement et les protestants sont réprimées dans le sang. L’armée et les forces de sécurité intérieure (Securitate) font 21 morts et une centaine de blessés. En réponse à cela, Ceausescu organise le 21 décembre un rassemblement sur la Piaţa Palatului, la place du Palais, afin de montrer qu’il reste un dirigeant fort et qu’il contrôle la situation. Cependant, celui-ci est hué et chahuté par la foule, devant les caméras qui retransmettent les images dans tout le pays. Après avoir vu la faiblesse apparente du régime, des dizaines de milliers de roumains descendent dans les rues de Bucarest. Cette fois-ci, les manifestants comptent 49 morts dans leurs rangs. Le 22 décembre, la foule prend d’assaut le siège du Parti communiste roumain. Nicolae Ceausescu tente alors de s’échapper par hélicoptère, mais est finalement capturé. Le Frontul Salvării Naţionale (FSN), le Front National de Salut, dirigé par Ion Iliescu, ancien membre éminent du parti communiste, prend le pouvoir. Alors que l’armée se déclare du côté du peuple, de violents affrontements éclatent dans la capitale et durent trois jours, faisant de nombreuses victimes. La
révolution roumaine culmine le 25 décembre avec le procès de Nicolae Ceausescu et de sa femme Elena, qui sont exécutés le jour même, l’exécution étant retransmise à la télévision roumaine.
La chute du régime de Ceausescu en Roumanie, survenue en décembre 1989, s’est distinguée par sa nature violence. En effet, ce qui est appelé la révolution roumaine a fait plus d’un millier de morts, et plus de 3 000 blessés. Cependant, les acteurs impliqués et le développement précis de la révolution sont encore aujourd’hui sources de débat. Il semble que la mémoire de ces événements par la société roumaine soit multidimensionnelle, et relativement différente de la mémoire officielle, c’est-à-dire celle mise en place par l’Etat après 1989. En effet, le régime postsocialiste et les politiques qui ont suivis la révolution ont pu être perçues comme la continuité du régime communiste, ce qui a engendré un contexte complexe dans lequel la commémoration et la mémoire des événements de décembre 1989 ont été et restent très contestées. Ainsi, il est nécessaire d’analyser l’enchevêtrement de la mémoire officielle mise en place par l’Etat roumain avec les souvenirs collectifs ou individuels de la révolution. Il s’agira donc de se demander comment le processus de mémoire officielle mise en place par l’Etat depuis 1989 et son évolution interagissent avec la société civile roumaine.

I) Une mémoire officielle qui évolue depuis 1989 :

A) L’ambiguïté de la « révolution roumaine » :

Encore aujourd’hui, de nombreux débats traversent la société roumaine quant au déroulé des événements de décembre 1989. La « révolution » roumaine semble bien différente de celles qui ont pu avoir eu lieu dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale. La violence des événements fait de ce cas un objet d’analyse particulier. Le chaos de la révolution, et le choc qui en résulte dans la mémoire des roumains rendent encore une fois le changement de régime, la composition nouvelle de celui-ci et la politique mise en place très ambigus. Ainsi, de nombreuses questions se posent dans l’analyse de cette révolution. Cristian Bocancea, politologue, retient quelques questionnements majeurs dans La Roumanie. Du communisme au post-communisme (1999). Pour lui, un certain nombre d’hypothèses semblent donc crédibles : une scission au sein du Parti communiste ayant engendré un coup d’Etat ; un coup d’Etat organisé par Moscou afin d’affirmer la politique de perestroïka en Europe ; une « révolution confisquée » par Ion Iliescu (numéro deux du Parti communiste) ou une « révolution authentique » menée par la population roumaine conduisant au renversement du régime communiste de Ceausescu.
La Révolution n\’a pas eu lieu. Roumanie, l\’histoire d\’un coup d\’Etat (1990) est écrit par le journaliste franco-roumain Victor Loupan. Dans cet ouvrage, l’auteur explique que « La thèse de la double détente qui voit se développer parallèlement une révolte populaire provoquée mais authentique dans sa tragique et naïve sincérité, d’une part, et un coup d’Etat, de l’autre, semble être la bonne. Coup d’Etat qui aurait intégré les masses populaires dans sa stratégie ». En fait, les historiens semblent s’accorder sur l’hypothèse de la « révolution confisquée » par les élites du parti communiste marginalisées par Ceausescu durant son exercice du pouvoir. Les réformistes du Parti auraient réussi à s’emparer du pouvoir en remplaçant les révolutionnaires spontanés peu organisés, et en utilisant les médias comme moyen de communication à travers le pays. Ainsi, l’ambigüité de la révolution est claire : elle est menée par une partie des élites existantes avant la révolution. Si la société se libéralise relativement, les anciens communistes restent au pouvoir, et les roumains ne peuvent pas clairement identifier qui a ouvert le feu le 22 décembre 1989.
Il est aussi important d’insister sur le sort réservé au couple Ceausescu, c’est-à-dire une exécution sommaire le soir de Noël, retransmis à la télévision roumaine. Il s’agit d’un simulacre de justice, où le procès est bâclé et où les juges ne sont même pas identifiés. En une journée, la décision de donner la mort à l’ancien dirigeant et à sa femme est prise. Cet événement met l’emphase, encore une fois, sur l’ambigüité de la révolution et sur la mémoire complexe de celle-ci. En effet, il semble difficile d’apaiser la mémoire d’une société sans utiliser une justice équitable. Pire que cela, le statut de victimes, réprimés et oppressés pendant des années par Ceausescu, semble échapper aux roumains. Cette justice expéditive a aussi engendré une nostalgie dans tout un pan de la société roumaine, puisque chaque année, quelques centaines de roumains se réunissent le 25 décembre pour commémorer la mort du dirigeant.

B) L’amnésie de l’hérédité communiste :

« Ion Iliescu a institutionnalisé l’amnésie afin de sauvegarder et d’imposer les mythes fondateurs du FSN, la mythologie politique de ce parti/mouvement : son caractère spontané et la pseudo-absence d’une hérédité communiste. » Vladimir Tismaneanu dans l’introduction de La Roumanie face à son passé communiste. Le traitement de la mémoire de la révolution de 1989 par le FSN est politique, et correspond aux intérêts du mouvement lors du changement de régime. A la suite de la révolution, le FSN mené par Ion Iliescu va insister sur la dernière hypothèse, celle d’une révolution spontanée, une révolution du peuple entier contre le régime communiste. Les commémorations annuelles du 22 décembre sont donc orientées de manière à rappeler la légitimité du régime en place, dont certains membres se sont sacrifiés pour renverser Nicolae Ceausescu. Le pouvoir d’Ion Iliescu insiste sur la compréhension des ambitions révolutionnaires de 1989 et entreprend une récupération politique des événements sanglants de la révolution roumaine. Une mémoire officielle est alors créée par le régime en place, et le mythe de la révolution authentique émerge. Les héros sont célébrés chaque année et des cérémonies sont organisées sur la place de l’Université.
En agissant ainsi, le pouvoir en place cherche à briser l’hérédité existante entre le FSN, mené par d’anciens communistes, et le régime de Nicolae Ceausescu. Pourtant, les résultats des premières élections libres de 1990 montrent l’absence presque totale d’opposition parlementaire. Lors de ce scrutin, le FSN obtient 66% des voix, et Ion Iliescu est élu à plus de 80% des voix. Il s’agit en fait de déceler une certaine continuité entre l’avant et l’après révolution. En effet, les institutions répressives de Ceausescu ne sont pas dissoutes et sont simplement renommées. La Securitate, la police secrète de l’ancien régime communiste, est désormais appelée Service de Renseignements (Serviciul Român Informaţii, le SRI), et le personnel employé reste inchangé, pour la plupart. Le régime d’Ion Iliescu va d’ailleurs insister sur la folie de Ceausescu et non sur le socialisme en tant qu’idéologie, ce qui montre une continuité entre les deux régimes. Un événement démontre cette idée : les « minériades ». Le FSN n’aillant pas tenu la promesse de se dissoudre, des manifestations ont lieu au début de l’année 1990. Le pouvoir fait alors appel aux mineurs roumains afin de réprimer les protestants. La raison avancée est la suivante : « empêcher l\’opposition de droite de livrer le pays aux capitalistes étrangers et de le dépecer au profit des nationalistes hongrois ». En fait, le FSN cherche, au début des années 90, à manipuler la mémoire de la révolution pour casser le lien entre le mouvement et l’ex-régime de Ceausescu. Pourtant, le pouvoir en place utilise les mêmes institutions répressives pour s’imposer et ne s’écarte pas réellement de l’idéologie socialiste. L’utilisation politique de la mémoire va alors compliquer l’apaisement de celle de la société roumaine.

C) Un tournant tardif dans la confrontation au passé :

Le régime d’Ion Iliescu reste en place jusqu’en 2004, avec une interruption de 1996 à 2000. Pendant cette période, le pays est dirigé par Emil Constantinescu qui entreprend une politique de privatisations mais qui fait face à une bureaucratie importante, à la place toujours importante du Parti démocrate (ancien FSN). Si le travail de mémoire reste très compliqué dans la société roumaine des années 90, le mandat de Constantinescu va tout de même ouvrir la Roumanie à l’Union Européenne et à l’OTAN avec une tentative d’adhésion à ces deux institutions. En 2004, Traian Băsescu est élu président alors que Ion Iliescu ne pouvait pas effectuer un troisième mandat (la Constitution l’en empêchait). Ces élections vont en fait marquer un tournant tardif et important de la mémoire de la révolution en Roumanie. Pendant la campagne, le candidat du Parti démocrate étonne par sa franchise, puisqu’il semble assumer son passé communiste. Lors d’un débat face à Adrian Năstase, son opposant lors du scrutin, Băsescu affirme : « Cite-moi un seul politique, un seul candidat qui n\’ait pas été communiste et qui arrive à vivre uniquement de son salaire, et je me désiste tout de suite pour lui. Oui, j\’ai été communiste, oui, j\’ai fait du business, mais moi au moins je l\’avoue. ». Dans son programme, Băsescu insiste sur l’importance de l’ouverture des archives de la Securitate, notamment des archives concernant la révolution de 1989. Cette volonté affichée de « mettre au clair » les répressions du régime de Ceausescu, ainsi que les événements de décembre 1989, retentissent dans la société roumaine qui cherche à sortir du système communiste et à apaiser sa mémoire. Le profil du nouveau président est aussi important. En effet, celui-ci était employé dans la marine marchande dans les années 80, poste accordé aux collaborateurs de la police secrète.
Ainsi, son élection démontre un engagement vers une confrontation avec le passé, et vers le pardon, afin, comme dit précédemment, d’apaiser la mémoire des roumains et de la société roumaine. Le mandat de Băsescu est marqué en 2006 par la création de la Commission pour l’Analyse de la Dictature Communiste. Celle-ci examine les exactions commises par le régime de Ceausescu ainsi que, dans une moindre mesure il faut le dire, la révolution roumaine de 1989. Alexandru Gussi évoque cette commission dans son ouvrage et écrit : « En avril 2006, le président Traian Băsescu a créé la Commission pour l’Analyse de la Dictature Communiste en Roumanie, que j’ai eu l’honneur de coordonner. Le Rapport Final de la Commission a constitué le fondement du discours que le président de la République a soutenu le 18 décembre 2006 devant les Chambres réunies du Parlement. ». L’auteur fait ici référence au discours dans lequel le président au pouvoir affirme que la dictature communiste est illégitime et criminelle. Il s’agit de la première condamnation officielle de la dictature de Ceausescu faite par l’Etat roumain. Cet événement marque un tournant important puisque le pouvoir semble alors être en phase avec la société civile roumaine, qui cherche à affronter son passé depuis 1990 et la révolution.
Aujourd’hui, de nombreuses initiatives des autorités publiques sont mises en place : master « Histoire du communisme » à l’Université, ouverture de nombreuses archives, création d’institutions d’Investigation… Cependant, au niveau officiel, la lumière sur les événements de décembre 1989 ne semble pas encore faite. La « révolution confisquée » reste une source de débat intense, au niveau des autorités publiques et au sein de la société roumaine. Pour exemple, l’affaire des charniers de Timisoara reste aujourd’hui débattue. En décembre 1989, une vingtaine de corps sont exhumés de la morgue de Timisoara et sont pris pour des victimes des répressions de Ceausescu. Cet événement est largement relayé par les médias, jusqu’en France, puisque TF1 reprend l’information selon laquelle : « Ceaușescu, atteint de leucémie, aurait eu besoin de changer son sang tous les mois. Des jeunes gens vidés de leur sang auraient été découverts dans la forêt des Carpates. Ceaușescu vampire ? ». La fausse information envenime la situation dans la capitale. Aujourd’hui, rien ne permet d’établir la vérité sur l’exhumation de ce charnier mais démontre l’impact des médias sur la mémoire de la révolution de 1989. Aujourd’hui le Parti Social-Démocrate (PSD), issu directement du FSN, est au pouvoir en Roumanie, et ce depuis 2012. Cela montre la présence permanente des anciennes élites communistes dans les sphères de pouvoir, et donc la difficile remise en question de la révolution de 1989 : le mythe de la révolution reste ancré dans certains pans de la société roumaine.

Ainsi, la mémoire officielle de la révolution de décembre 1989 a considérablement évolué. L’ambigüité de la révolution roumaine semble rendre la mémoire de l’événement particulièrement complexe puisqu’une continuité peut être décelée entre le régime de Ceausescu et le régime des nomenklaturistes dirigé par Ion Iliescu de 1990 à 1996 et de 2000 à 2004. Les mandats d’Ion Iliescu peuvent être qualifiés d’ « amnésie postsocialiste » dans lesquels la mémoire a été utilisée politiquement afin d’imposer un régime et de briser l’hérédité entre le FSN et le Parti communiste de Ceausescu. L’élection de Traian Băsescu en 2004 marque pourtant un tournant important dans l’appréhension de la mémoire de la révolution puisque le passé communiste du président est clairement affiché, et de nombreuses institutions sont fondées afin d’apaiser la mémoire des roumains, et donc de la société civile roumaine.

II) Un enchevêtrement complexe avec la mémoire individuelle et collective :

A) Une société civile active dans les enjeux de mémoire :

De 1989 à 2004, les autorités publiques roumaines ne donnent aucun crédit aux contestations de la société civile revendiquant une véritable décommunisation et une mise en lumière des événements de décembre 1989. En fait, la mémoire officielle ne laisse aucune place dans l’espace public à ce genre de débat. Ainsi, les intellectuels (écrivains, philosophes) et les historiens sont marginalisés par cette utilisation politique de la mémoire faite par le régime postsocialiste. Radu Portocală, journaliste et écrivain roumain exilé en 1982, s’installe en Grèce, puis en France afin de fuir la répression de la dictature de Ceausescu. Il suit attentivement la révolution roumaine, et les politiques de mémoire mises en place après celle-ci. En 1990, il écrit et publie Autopsie du coup d\’État roumain : Au pays du mensonge triomphant. Dans son ouvrage, l’auteur écrit : « Derrière le mirage de la révolution en direct, et le trompe-l\’œil de la transparence télévisuelle, derrière les cadavres d\’un faux charnier, et la parodie d\’un vrai procès, derrière les figurants d\’une opposition fantôme, et les marionnettes d\’une relève illusoire, la machinerie du mensonge. ». Ce livre s’inscrit dans ce processus d’engagement de la société civile dans l’enjeu de mémoire, et dans la volonté de remettre en cause le mythe de la révolution populaire posée par le régime de Ion Iliescu.
Le tournant de 2004 intensifie alors cela. Par le biais d’associations de victimes, d’ONG et d’acteurs indépendants de l’Etat, la société civile roumaine interpelle le pouvoir en place. Ces revendications dépassent le cadre national puisqu’elles sont menées jusqu’à l’Union Européenne, au moment où le pays cherche à adhérer à l’organisation internationale. L’UE va jusqu’à voter en 2006 une résolution concernant la « Nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes ». La résolution 107 appelle aussi les partis post communistes « à reconsidérer leur propre passé ». Ainsi, l’engagement de la société civile roumaine a un écho international et va participer au modelage de la mémoire de la révolution de 1989. La perspective d’adhésion à l’UE devient un moyen pour les intellectuels roumains de s’exprimer sur la question, et de faire entrer la remise en cause du mythe de la révolution populaire dans le débat public en Roumanie.
Les archives, mentionnées précédemment, ont aussi une importance capitale dans l’enjeu de mémoire de la révolution roumaine. L’ouverture des archives de la Securitate apporte un matériau d’analyse essentiel aux historiens, leur permettant de faire un travail objectif et de s’émanciper de la mémoire officielle imposée par l’Etat. Ceux-ci vont alors travailler sur les crimes perpétrés par le régime de Ceausescu, mais aussi sur les événements de décembre 1989. S’il reste de nombreux mystères sur cette question, le rôle de Ion Iliescu lors de la révolution est alors remis en cause. Celui-ci est accusé d’avoir utiliser les médias pour envenimer la situation, menant à des tirs fraternels parmi les protestants, et donc à de nombreuses victimes. Les minériades commanditées par Iliescu en 1990 sont aussi accusées. En fait, le travail des historiens sur les archives permet de transmettre une information fiable à la société civile roumaine, information qui remet en cause le mythe de la révolution et mène de nombreux roumains à appréhender différemment les événements de décembre 1989.

B) Etude de cas : la « nouvelle vague » du cinéma roumain :

Près de vingt ans après la révolution de décembre 1989, et alors que le sujet est source de débats intenses, des réflexions cinégraphiques très intéressantes émergent en Roumanie. Une avant-garde, appelée la « nouvelle vague roumaine », fait évoluer l’Art et semble rafraichir le débat au moment où la société roumaine est inondée d’émissions-débats télévisées ou de discours politiques sur la question. Une série de films sort alors en salle, avec notamment La mort de Dante Lazarecu (2005), 12h08 à l’Est de Bucarest (2006) ou encore 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007). Nombre de films mettent alors l’emphase sur la révolution, et sur la période de transition d’après 1989. Ces films présentent une lecture particulière de la révolution roumaine. Ils remettent le présent au centre de l’analyse de la révolution et démontrent que les débats sur le moment révolutionnaire ont plus à voir avec le contexte actuel de la Roumanie ayant modelé pendant vingt ans une mémoire officielle, qu’avec le passé en tant que tel.
Le film de Corneliu Porumboiu, 12h08 à l\’est de Bucarest est une bonne illustration de cette idée. Les scènes ont lieu le durant le seizième anniversaire de la révolution de 1989 et montrent une émission de télévision locale dans laquelle les protagonistes cherchent à déterminer s’il y a bien eu une révolution à Vaslui (une ville à l’Est de Bucarest). Pour déterminer cela, les personnages du film fondent leur réponse sur la question suivante : les manifestants sont-ils descendus avant ou après 12h08 ? (Heure à laquelle Ceausescu a tenté de fuir le siège du Parti communiste). Il s’agit donc bien, dans ce film, d’évaluer et d’analyser la manière dont la révolution de 1989 est perçue et ancrée dans l’imaginaire collectif des roumains. Ainsi, la question est bien de savoir ce qu’il s’est passé en 1989 (même si le réalisateur refuse d’utiliser le mot « révolution » pour qualifier ces événements), mais surtout d’analyser la manipulation des souvenirs afin de s’adapter à une histoire particulière imposée au pays.
Ces différents films ont été, à de nombreuses reprises, récompensés lors de festivals à l’étranger (comme la Caméra d’Or du Festival de Cannes 2006 pour 12h08 à l’Est de Bucarest). Cependant, il faut voir que ces films semblent s’adresser aux roumains, et donc à la société civile roumaine. La « nouvelle vague » roumaine prône une renégociation de la mémoire, ancrée dans le présent : le moment révolutionnaire doit être reconsidéré d’une manière critique afin de permettre à la société roumaine d’affronter son passé. Ainsi, à travers le cas particulier de la « nouvelle vague » roumaine, il s’agit d’insister sur l’importance de la société civile (ici munie d’une caméra) dans les enjeux de mémoire de la révolution de 1989.

C) Aujourd’hui, la transposition de la mémoire de la révolution :

Avec la complexité de la mémoire de la révolution de 1989, entre évolution de la mémoire officielle et engagement de la société civile, et avec le contexte politique actuel en Roumanie, une transposition de la mémoire de la révolution a lieu. En effet, la Roumanie d’aujourd’hui est dirigée par le PSD, héritier du FSN et donc indirectement du Parti communiste, dont il conserve les bases institutionnelles et l’électorat (les paysans roumains constituent la plus grande partie des votants pour le PSD). Depuis 2017, des manifestations massives ont lieu, notamment à Bucarest (mais aussi à Timisoara ou à Cluj-Napoca) regroupant des centaines de milliers de personnes contre la corruption. Ces manifestations ont été déclenchées par la signature d’un décret modifiant le code pénal en facilitant les amnisties, notamment en cas d’abus de pouvoir ou de détournement de fonds. Les slogans sont clairs et partagés par la plupart des manifestants : « à bas le PSD », « voleurs ! ». De plus, une autre idée émerge parmi les protestants, celle d’une révolution inachevée. Ainsi, l’idée de « deux générations, une histoire » se développe sur la Place de la Victoire, et une transposition de la mémoire de la révolution aux manifestations plus récentes à lieu dans une partie de la société civile roumaine.
Tout d’abord, ces rassemblements, que ce soit au niveau de leur durée ou du nombre de personnes y assistant, sont les plus importants depuis décembre 1989. De nombreux acteurs n’hésitent donc pas à faire une analogie entre la révolution et les manifestations récentes (manifestants, journalistes ou membres de l’opposition politique). Dans un entretien, le metteur en scène roumain Vlad Dragomirescu affirme : « En 1989, les gens ne voulaient pas seulement de la nourriture sur la table, ils voulaient la liberté. Bien que ce soit une façon quelque peu romantique d\’y penser parce que nous ne connaissions pas vraiment le concept de liberté. Les gens sont descendus dans la rue parce qu\’ils voulaient un pays comme les autres. Les gens voulaient des politiciens qui penseraient au bien-être de la population, des politiciens qui diraient la vérité – même si, bien sûr, la vérité est un concept délicat. Liviu Dragnae, le vrai leader du PSD, a été condamné pour fraude électorale ! Les actes de violence commis pendant et après la révolution n\’ont jamais fait l\’objet d\’une enquête en bonne et due forme ; tant de choses restent à élucider. Non, dans un sens, la révolution de 1989 est loin d\’être terminée. ». La corruption rongeant les institutions en Roumanie, et la permanente présente du PSD, et donc des anciennes élites communistes, au plus haut niveau de l’Etat, ravivent la mémoire de la révolution sous toutes ses formes. Les comparaisons entre les deux événements sont omniprésentes, mais semblent surtout faire émerger l’idée que la révolution n’est pas achevée, et qu’elle a été « confisquée » par le FSN de Ion Iliescu.
Ainsi, le contexte politique actuel de la Roumanie dans lequel la société civile prend une place prépondérante à travers les manifestations de masse qui ont lieu depuis 2017, invite une fois de plus les roumains à se confronter à leur passé et à reconsidérer la mémoire officielle de la révolution. Le mythe de la révolution authentique est alors remis en cause par une partie de la société civile. Cependant, le PSD reste au pouvoir, et conserve un électorat très important dans les campagnes (avec le vote paysan traditionnel). Cette remise en cause du mythe de la révolution est donc générationnelle et spatiale, puisque les manifestations ont lieu, pour la plupart, dans les villes de Roumanie, et qu’elles impliquent un public relativement jeune. L’engagement de la société civile dans le processus de reconsidération du mythe doit être tout de même mesuré puisqu’il ne correspond pas à la réalité sociale de tous les roumains (notamment dans les campagnes).

En conclusion, les nouveaux dirigeants du pays, après la chute du régime de Ceausescu, ont mis en place une mémoire officielle présentant les événements de décembre 1989 comme une « révolution populaire authentique ». Le mythe s’est alors installé dans la société roumaine, alors qu’une grande partie de ces mêmes événements semblaient obscures. Les héros sont alors célébrés tous les ans. Le pouvoir de Ion Iliescu cherche à briser l’arbre généalogique et à faire oublier tout lien entre le FSN et le Parti communiste. En effet, 1989 est en fait une « révolution confisquée » par les élites communistes marginalisées par le pouvoir de Ceausescu : les institutions répressives sont conservées. La politique mémorielle va servir les intérêts politiques du FSN qui se présente alors comme l’opposition légitime à l’ancien dictateur. Le tournant dans cette politique de la mémoire est relativement tardif, puisqu’il pourrait être daté en 2004, avec l’élection de Basescu, qui assume son passé devant la population et appelle à faire la lumière sur les exactions du régime communiste et sur la période de transition d’après décembre 1989. Durant son mandat, de nombreuses institutions de recherche sont fondées dans ce but. Il est alors important de voir qu’avant ces élections, l’espace public n’avait aucune place pour la remise en cause du mythe de la révolution. Avec ce tournant historique de 2004, la société civile, qui cherchait tout de même à faire entendre sa voix depuis 1989, réussit à s’imposer dans les débats, que ce soit à travers les associations de victimes, les ONG, ou avec le travail des historiens qui rendent l’information fiable et claire (travail rendu possible grâce à l’ouverture des archives). Il faut donc bien dire que c’est l’évolution de la mémoire officielle, poussée par la société civile, qui va permettre la remise en cause relative de la « révolution authentique » (avec l’exemple du cinéma par exemple, et de la « nouvelle vague » roumaine). Finalement, les manifestations récentes ravivent cette mémoire de 1989, et participent à la remise en cause du mythe imposée par le régime de Iliescu dans les années 90. L’idée est alors que la révolution n’a pas été achevée mais bel et bien « confisquée » par les anciennes élites communistes. Ici, c’est l’opposition au pouvoir qui va avoir un impact sur la mémoire collective des roumains. Une partie de la société civile se réapproprie son histoire dans la lutte contre la corruption et contre la mainmise du PSD (ancien FSN) sur les sphères politiques et économiques roumaines. Il faut tout de même limiter cette réappropriation de la mémoire puisqu’une grande partie de la population de la campagne ne semble pas s’inscrire dans cette remise en cause du mythe de la révolution (à en juger l’électorat paysan du PSD, encore très fort). Cela dit, le procès de Ion Iliescu qui s’ouvrira cette année, et qui évoquera les événements de décembre 1989 (appel à la fusillade à Bucarest, exécution du couple Ceausescu) et de 1990 (minériades), démontre un tournant dans la mémoire de la révolution en Roumanie. La société semble bien avoir pris la voie de la remise en question : s’il semble très difficile à dépasser, le mythe de la « révolution authentique » semble perdre son monopole dans la mémoire officielle, et dans la mémoire collective des roumains.