Les obstacles épistémologiques

Les sciences humaines, parmi lesquelles on compte notamment la psychologie, la philosophie, l’anthropologie, l’histoire ou la linguistique, ont ceci de particulier qu’elles ne reposent pas sur des logiques ou des théorèmes universels, indépendants de tout jugement – conscient ou non – mais sur des théories issues de l’observation des phénomènes, des faits, de l’expérience et de leur interprétation. Or, le but ultime d’une science est de produire, à partir de principes et de lois, des résultats impartiaux, les plus conformes au réel, libres des intêrets, goûts et préjugés de leurs auteurs, et donc dénuées de jugement subjectif. Ainsi, la quête du statut de science objective s’est très vite imposée aux chercheurs des sciences humaines et a supposé l’établissement de démarches et méthodes d’étude – point de départ de toute discipline du savoir – qui ont évolué au gré des courants philosophiques.
Sur quelles bases épistémologiques les sciences humaines se sont-elles constituées pour résoudre le problème épineux de l’objectivité ?
Afin de répondre à cette question essentielle, j’examinerai en particulier I l’importance pour une science de définir ses propres normes dans le traitement et l’analyse des faits dans le but d’aboutir à des conclusions objectives / I la nécessité d’une exigence épistémologique dans le but d’atteindre une indispensable objectivité, cause de la rupture épistémologique. Je m’attacherai ensuite à déterminer II les limites épistémologiques de l’objectivité dans les sciences : les obstacles épistémologiques. Enfin, j’aborderai III les différents mouvements d’idées qui ont accompagné les sciences dites molles dans leur quête de l’objectivité jusqu’à aujourd’hui III le cas particulier des sciences humaines / les parades aux écueils épistémologiques.

I la nécessité d’une exigence épistémologique dans le but d’atteindre une indispensable objectivité, cause de la rupture épistémologique
I A la différence de l’art, qui est une représentation subjective du monde passée par le moulin de la sensibilité de l’artiste, ou la religion qui fonde l’ensemble de ses dogmes sur des écrits sacrés rédigés il y a quelques siècles ou millénaires, les sciences tentent, elles, d’exposer le monde réel et d’en définir et redéfinir continuellement les constituants. Ainsi le rôle du scientifique est de se livrer à l’étude de ce monde avec rigueur et méthode. Pour ce faire, il doit faire preuve d’une objectivité scientifique, mécanisme intellectuel par lequel l’objet d’étude est identifié, nommé, décrit, comparé et classé indépendamment du passé, et des préjugés de l’observateur. Cette objectivité est la condition sine qua none pour produire des vérités scientifiques.

Car la science doit se constituer séparément de l’opinion, selon Gaston Bachelard, elle « s’oppose absolument à l’opinion » elle « est le premier obstacle à surmonter. Ce ne sont pas les résultats mais la méthode qui les distingue fondamentalement. C’est le principe de rupture épistémologique.
Dans l’Antiquité, le sens commun constituait une grande part de l’esprit scientifique. La démonstration aristotélicienne en est un exemple frappant. Par le syllogisme, qui se base sur des prémisses scientifiquement contestables puisque issues de la doxa, le philosophe entendait démontrer des principes physiques. Ce qu’Emile Durkheim appelle les « pré-notions » menèrent Aristote, IVe siècle avant J.C., à déterminer qu’un objet lourd tombait plus vite qu’un objet léger et atteignait plus rapidement le sol que celui-ci lorsque tous deux étaient lachés en même temps depuis une méme hauteur. Ce n’est qu’au XVIIe siècle grâce à l’expérimentation que Galileo Galilei démontra que les deux objets atteignaient le sol au même instant et tombaient donc à la même vitesse. Ainsi, la science se détache de la croyance populaire et des dogmes religieux par ses méthodes mais aussi parce que, contrairement à eux, elle doit s’interroger, se remettre en question, s’autocorriger.
La science doit se contredire. « L’esprit scientifique doit se former en se réformant », ce qui implique, dans un sens plus large, que tout résultat scientifique peut et doit être soumis à la critique, et peut ainsi être discuté ou contesté, puis que tout résultat pré-existant peut être révisé, avec des méthodes nouvelles, des connaissances ou des instruments de mesure plus récents. En 1915, Albert Einstein invente la relativité générale et invalide la loi de l’attraction universelle définie en 1685 par Isaac Newton. On découvre alors les principes de la physique quantique qui bouleversent la physique classique et dépassent l’entendement du profane. Comment concevoir, par exemple, la dualité onde-corpuscule sans remettre en cause un certain confort intellectuel ?
Si la rupture épistémologique est tant ancrée au sein de la science moderne qu’elle en est l’acte de fondation, il convient d’appréhender avec précaution les obstacles épistémologiques.

II les limites épistémologiques de l’objectivité dans les sciences : les obstacles épistémologiques
II Quelles que soient les sciences abordées, dures ou molles, un certain nombre d’obstacles se dressent devant l’esprit scientifique, lesquels d’après Gaston Bachelard, représentent des limites à l’objectivité et donc de l’accès au savoir.
Parmi les obstacles auxquels se heurte le chercheur, il est celui de l’expérience première. Le phénomène étudié présente un « spectacle » qui détourne le scientifique de la vérité et l’incite à cesser ses recherches. Celui-ci peut aussi se fourvoyer vers une généralisation trop hâtive et manquer ainsi les caractéristiques essentielles de l’objet d’étude. La séduisante idée d’une harmonie régissant le monde empêche l’expérience de prévaloir. Je pense de nouveau à Aristote : « la nature a horreur du vide. » Cette belle idée paraît toutefois désuète lorsqu’on connaît la structure lacunaire de l’atome, composant de la matière et donc de tout ce qui constitue la nature. L’humain ayant aussi une fâcheuse tendance à l’anthropomorphisme, il est facilement dans l’erreur. Je prendrai l’exemple de la conception de la vie sur d’autres planètes. Les septième et neuvième arts n’ont eu de cesse de dépeindre des extraterrestres dotés d’yeux, d’une bouche, ou se nourrissant comme l’être humain. Pour rediriger mon propos vers les sciences, ce n’est que très récemment que l’on considère la possibilité d’une vie autre qu’animale, végétale ou bactérienne, voire une forme de vie ne nécessitant pas d’eau, ou non composée de carbone.

On peut rapprocher ce premier obstacle aux conclusions du couple de chimistes Antoine-Laurent et Marie-Anne de Lavoisier à l’issue de leur expérience sur la nature composée de l’air qui en attribuant à l’oxygène la vertue d’entretenir la vie nomment le second gaz l’azote du a- privatif et du radical grec « zoé » qui signifie la vie.
Si le danger d’une erreur de interprétation guettent tout scientifique, les risques de mauvaises interprétation d’un phénomènes sont plus grands dans les sciences humaines.
Les mathématiques sont une science plurimillénaire, basée sur le calcul. On ne connaît guère méthode plus objective que la méthode par le calcul. C’est ainsi que les sciences économiques se distinguent des autres sciences humaines depuis une cinquantaine d’année par l’introduction de formules mathématiques dans l’établissement de modèles. Cette science, qui encore dans les années soixante, avec Adam Smith tirait des conclusions à partir de l’observation et d’interprétations philosophiques, a semble-t-il trouvé sa « légitimité » à travers les mathématiques. Légitimité validée, en quelque sorte, par la création en 1969 du prix nobel d’économie. Pourtant, aucun économiste n’a pu prévoir la crise économique qui a frappé le monde en 2008.

les différents mouvements d’idées qui ont accompagné les sciences dites molles dans leur quête de l’objectivité jusqu’à aujourd’hui
III Si le concept de l’objectivité est intrinsèque à l’idée de science, la question de la connaissance se pose à nouveau quand naissent, au XIXe siècle, les sciences humaines. Leur nouveauté bien sûr, mais avant tout l’objet de leur étude – l’être humain dans la société – rendent le rapport à la connaissance ardu, du fait de sa proximité avec le chercheur et de la complexité des facteurs qui accompagnent l’expérimentation. Dans cette quête d’objectivité, autrement dit de scientification, les sciences humaines, dites aussi sciences molles, feront l’objet de deux philosophies distinctes.
Les traditions positiviste et phénoménologique se distinguent fondamentalement par leur approche méthodologique. La première copie le modèle des sciences de la nature. Le sujet se détache de l’objet afin d’obtenir une objectivité maximum. Auguste Comte parle ainsi de « physique sociale » et entend par ce terme « la science qui a pour objet l’étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c’est-à-dire comme assujettis à des lois naturelles invariables dont la découverte est le but spécial de ces recherches ». Apparaît nettement dans ce discours la notion d’une société d’humains dont on doit chercher à expliquer l’organisation et les comportements par des lois générales qui les définissent, qui en sont les causes. Emile Durkheim va plus loin dans la scientification des sciences sociales et infère qu’il convient de « considérer les faits sociaux comme des choses » et « écarter systématiquement les pré-notions ». Comme pour les sciences de la nature, l’approche est quantitative.
Cette rigidité scientifique, si elle permet l’établissement de lois, ne convient pas à certains philosophes qui ne conçoivent pas les sciences humaines comme des sciences de la nature mais des « sciences de la culture », selon la formule du philosophe allemand Max Weber, ni l’Humain comme un objet mais un être de subjectivité. Ainsi, la phénoménologie s’applique à étudier des sujets, à travers une approche qualitative et une méthode clinique, en s’intéressant au vécu des individus étudiés et en considérant les rapports entre observant et observé. L’observation elle-même est un facteur scientifique analysé. Néanmoins, cette méthode rend difficile la généralistion et de ce fait, s’écarte du principe des sciences de tirer conclusions appliquables au général. Elle permet difficilement la constitution d’une connaissance.