Karl Polanyi, la Nouvelle sociologie économique et les forces du marché

En premier lieu, la théorie du désencastrement présentée par Polanyi fait allusion au fait que la société s’est libérée de son encastrement économique afin de laisser place à un modèle économique nouveau, soit l’économie de marché. En effet, pour lui, la « Révolution économique » qui mena la société à un marché de consommation peut être expliquée à partir du phénomène des « enclosures ». C’est de là, pour la première fois depuis l’histoire de l’Homme, qu’aura lieu une privatisation de terres agricoles et arables. Pour Polanyi, cet événement marqua le début de ce qui sera connu plus tard comme étant la Révolution industrielle et qui aura pour effet de changer complètement le reste du monde. En effet, le fait que les personnes les plus fortunées décidèrent de privatiser les terres arables de l’Angleterre eut un effet domino sur le reste de la population :
« Dès la seconde moitié du XVe siècle, le travail à domicile se répandit (…) La laine venue des bergeries fournit du travail aux petits tenanciers et aux paysans sans terre (…) et les nouveaux centres de l’industrie lainière assurèrent un revenu à un certain nombre d’artisans. »
Cette réalité décrite par Polanyi est un exemple de l’impact drastique qu’eut le phénomène des « enclosures ». Dû à la monopolisation du marché fait par les plus fortunés, les membres de la société les moins fortunés se sont retrouvés forcés de participer au système économique en fonction des décisions des mieux nantis. En effet, afin de survivre, les moins fortunés dûrent redéfinir leur rôle dans la société afin d’être à nouveau en mesure de participer à l’économie. Cette réalité explique d’une part, pourquoi le travail de la laine s’accrut au détriment du nombre d’éleveurs et d’autre part, ce qui causa une migration humaine importante vers les villes. Ayant perdu leur source de revenus, la majorité des paysans dûrent offrir leur force de travail là où il y avait de l’emploi et leurs seules options étaient de travailler chez eux ou de migrer vers les villes. C’est pour cette raison que Polanyi juge que la transformation économique causée par la révolution industrielle est beaucoup plus un phénomène social qu’économique :
« La Révolution industrielle fut simplement le début d’une révolution aussi extrême (…) qui avaient enflammé l’esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité de bien matériels, tous les problèmes humains
pouvaient être résolus. »
C’est dans cette logique que Polanyi prétend que le phénomène des « enclosures » ainsi que tous les mouvements sociaux et économiques ne constituent pas réellement les facteurs qui ont fait que l’économie du monde ait changé, c’est en effet les finalités de cette Révolution qui sont les réelles responsables du chamboulement économique. Au final, comme l’avait mentionné Adam Smith dans sa théorie, il existe trois thèses essentielles au fonctionnement de la société et Polanyi les présente sous la forme de la Terre, le Travail et la Monnaie afin d’expliquer les réalités économiques engendrées par la Révolution industrielle, soit une économie de marché dans un système autorégulateur des marchés.
En effet, Polanyi soutient, comme Smith, que le nouveau modèle économique dans lequel s’inscrit la société est fondé sur trois principes fondamentaux soit la Terre, le Travail et la Monnaie. Les deux auteurs s’entendent pour dire que la Terre représente la richesse à son état le plus basique et qu’elle est aussi le lieu des échanges, soit l’emplacement des marchés. De ce fait, les deux auteurs soutiennent que la Terre ne peut être un bien échangeable. Polanyi s’exprime ainsi :
« Une économie de marché doit comporter tous les éléments de l’industrie (…) travail, terre et monnaie inclus (…) le travail n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre, que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du marché, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même. »
Cet extrait illustre clairement l’idée dont se fait Polanyi de la Terre. Pour lui, le fait de la monnayer ou de l’échanger serait contraire à toutes les règles du marché et irait à l’encontre des intérêts des acteurs du marché. En ce qui concerne Smith, il partage une opinion similaire : « Puisque c’est la faculté d’échanger qui donne lieu à la division du travail, l’accroissement de cette division doit, par conséquent, toujours être limité par l’étendue de la faculté d’échanger, ou, en d’autres termes, par l’étendue du marché. » Sans pousser sa théorie aussi loin que Polanyi, Smith laisse clairement savoir dans ces propos que la Terre est une zone neutre où le marché se développe et opère. C’est en fait grâce à la Terre qu’il devient possible de délimiter l’étendue des marchés, alors, il devient possible de déduire que celle-ci n’est pas et ne pourra jamais être un bien échangeable. En somme, les deux auteurs sont d’accord pour dire que la Terre est un lieu où les acteurs se rencontrent pour participer au marché. De ce fait, il devient donc impossible pour l’un d’entre eux de la prendre pour lui-même et d’en ressortir un profit. Pour cette raison, la Terre fait partie de l’une des trois thèses indispensables au développement de la société.
Par la suite, la division du travail est présentée et par Polanyi et par Smith comme un événement essentiel au développement de la société. Pour Smith, la division du travail est causée principalement par le fait que les acteurs de la société cherchent à faire partie de l’économie qui les entoure :
« Cette division du travail, de laquelle découlent tant d\’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l\’effet d\’une sagesse humaine (…) elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d\’un certain penchant naturel à tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d\’utilité aussi étendue. »
De là, il devient possible de comprendre que Smith soutient que la division du travail est une conséquence du système social plutôt que l’initiative des individus. Pour sa part, Polanyi a une vision plutôt similaire :
« Il en était de même pour l’organisation du travail. Dans le système des corporations (…) les mobiles et les conditions des activités productrices faisaient partie de l’organisation générale de la société (…) tout était réglementé par la coutume et par l’autorité de la corporation et de la ville. »
De cet extrait, il est possible de déduire que Polanyi partage la vision de Smith quant à ce qui détermine la division du travail. Facteur essentiel au développement d’une société, la division du travail n’est toutefois pas déterminée à partir du bon vouloir de tous et chacun. C’est en effet les besoins de la société qui déterminent la place, la valeur et le rôle des différents individus de la société dans le secteur du travail. En somme, les théories des deux auteurs nous amènent au principe de l’offre et de la demande ; un individu ne pourrait s’orienter vers un métier si celui-ci ne répondait pas à une demande de la société. De ce fait, il devient juste de dire que la division du travail est faite en fonction des besoins de la société plutôt que la volonté des individus.
Pour continuer, la dernière thèse essentielle au développement d’une économie de marché, présentée et approuvée autant par Polanyi que Smith, est la monnaie. Pour Polanyi, la monnaie représente un pouvoir d’achat essentiel à la production : « On s’attend à ce que les humains se comportent de façon à gagner le plus d’argent possible : telle est l’origine d’une économie de ce type (…) Elle suppose la présence de la monnaie, qui fonctionne comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. » En établissant ce lien, on constate que pour Polanyi la monnaie est un atout essentiel à l’économie de marché ; sans elle, il devient impossible pour quelconque acteur d’acquérir ou d’échanger des biens. Smith partage aussi cette vision :
« Pour éviter les inconvénients (…) tout homme prévoyant, dans chacune des périodes qui suivirent le premier établissement de la division du travail, dû naturellement s’arranger pour avoir (…) une certaine quantité de la marchandise qui fût (…) de nature à convenir à tant de monde, que peu de gens fusent disposés à la refuser en échange du produit de leur industrie . »
Cette « marchandise » à laquelle fait référence Smith n’est nul autre que la monnaie ; pour lui, cet élément convoité de tous assure le bon fonctionnement de l’économie dans la mesure où celle-ci assure les échanges entre les acteurs dû au fait qu’elle est convoitée par tous et peut être échangée contre n’importe quels biens. En outre, la monnaie figure comme un élément essentiel dû au fait qu’elle garantit la continuité des échanges entre les différents acteurs de la société et permet ainsi à l’économie de se développer. C’est donc à partir de ces trois concepts qu’il fut possible pour les penseurs d’établir des paradigmes sur l’économie afin d’approfondir leurs divers fondements sur celle-ci.
En second lieu, le paradigme classique de l’économie, apporté par Adam Smith, renvoie à la vision du capitaliste suite à la période de l’industrialisation . En effet, l’auteur soutient le fait que durant cette période, ce qui comptait le plus, était l’accumulation de capital afin qu’il soit redistribué dans l’ensemble de la société . Effectivement, pour Smith, le capital est l’essence de l’économie. C’est grâce à l’accumulation de celui-ci que les prix sont déterminés, qu’il y ait de l’emploi ou non au sein d’une société , etc. De ce fait, Smith soutient l’idée que les acteurs devraient avoir une liberté complète dans le domaine économique. En effet, selon lui, le fait que l’état soit en mesure de réguler les salaires ainsi que la concurrence entre marchands est néfaste pour l’économie . Comme les profits sont faits en fonction de l’offre et de la demande, il juge qu’il devrait en être de même pour les salaires ; de cette manière, aucun commerçant ne serait brimé dans la production de leurs biens et ne serait en mesure de donner à leur ouvrier des salaires propices au revenu gagné par l’entreprise. Au final, le paradigme classique de l’économie, apporté par Adam Smith, est une vision du capitalisme sauvage où le maintien des classes sociales est promu et où l’on veut que l’état soit complètement exclu de l’économie de la société. C’est de cette théorie que naît le capitalisme. Comme Smith fut le premier à émettre la théorie donnant naissance au capitalisme, il va de soi qu’il eut d’autres auteurs qui jugèrent bon de modifier un peu cette théorie.
En effet, l’économiste Léon Walras émit la théorie de l’équilibre général s’inscrivant dans le paradigme néoclassique de l’économie. Cette théorie veut qu’il y ait un équilibre parfait d’offre et de demande afin que l’économie soit prospère . Pour y arriver, Walras prétend que les entreprises devraient faire des échanges entre elles afin de remplir leurs divers objectifs. De cette manière, elles ne chercheraient plus à tirer profit des consommateurs et pourraient afficher des prix correspondants aux exigences et aux attentes de ceux-ci ; Walras parle de ce phénomène comme étant la concurrence parfaite . Afin d’expliquer ce phénomène, il place les industries dans la science appliquée et les consommateurs dans la science morale. À partir de là, Walras est en mesure d’expliquer comment tout ce qui se rattache à l’industrie est une forme d’art utile à l’être humain, alors qu’il affirme que tout ce qui est en rapport avec la morale doit considérer un rapport d’humain à humain . En combinant ces deux théories, il devient possible de comprendre que c’est le besoin des humains qui détermine la valeur et la nécessité des produits ; ainsi, l’être humain, selon Walras, devrait toujours avoir la conscience morale de choisir ce qui est nécessaire pour lui . Cette théorie, optant sur le rationalisme des différents acteurs de la société, n’est toutefois pas le paradigme le plus récent de l’économie.

De ce fait, les économistes, que l’on appelle les postkeynésiens, ont établi une théorie à partir des écrits de Keynes et ont été en mesure de produire un paradigme économique répondant au Krash économique de 1929. En effet, Marc Lavoie, dans son texte, explique qu’il existe deux écoles de pensées au sein des penseurs postkeynésiens ; l’école hétérodoxe et l’école néoclassique. La pensée hétérodoxe se distingue par le fait qu’elle croit au réalisme, l’holisme, une rationalité procédurale et une économie de production . Alors que les néoclassiques, eux, croient plutôt à l’instrumentalisme, l’individualisme méthodologique, une rationalité illimitée et une conception de l’économie fondée sur l’échange et la rareté . Malgré ces distinctions, les écoles postkeynésiennes reposent toutes sur le principe de la demande effective et de la prise en compte du temps historique, explique Lavoie. Cette logique veut que d’une part, l’économie soit menée par la demande et non par les contraintes issues de l’offre . D’autre part, il juge que l’économie ne devrait pas non plus être contrainte par les dotations existantes . En somme, c’est la demande qui forme tous les éléments entourant l’économie et c’est en étudiant celle-ci qu’il sera possible de prévoir une économie viable qui répondra aux exigences du plus grand nombre de personnes possible.