Lorsque quelqu’un me demande qui je suis

Dissertation
Eliott
Cassé
TG3
Lorsque quelqu’un me demande qui je suis, je sais en général quoi répondre, sauf si je suis atteint
d’un trouble spécifique comme une amnésie totale par exemple. Je suis moi-même, j’ai un nom, une
identité que je peux décliner, une profession, etc… il n’y a aucun doute sur ces éléments et je sais
qu’ils sont véridiques, qu’ils ne sont pas erronés. Cependant, ai-je pour autant dit qui j’étais ? Ce «
je » qui parle en moi est-il entièrement décrit ou même défini par la liste des attributs avec lesquels
je me présente habituellement ? S’agit-il d’une réponse exacte ? Le sujet que je suis pourrait bien,
d’une part, ne pas être totalement transparent à lui-même, d’autre part, il se pourrait qu’il ne soit pas
descriptible au moyen d’un discours d’une rigoureuse exactitude.
1. Oui, la question « qui suis-je ? » admet une réponse exacte
A. Mon identité s’affirme dans la permanence
Il est un fait que si je me demande à tout moment qui je suis, je suis à même de me rappeler mon
identité. Non seulement je sais tout le temps qui je suis, mais j’ai même conscience d’être toujours
le même malgré les modifications de ma personne : l’évolution de mon caractère, l’extension de
mes connaissances, la multiplication de mes relations à autrui ne ruinent pas mon identité et, si je
sais avoir changé pendant une certaine période, je sais aussi que c’est la même personne qui a
changé. Certes, ce que je suis peut être affecté et transformé au cours du temps mais cela ne me
semble pas de prime abord affecter la permanence de la personne que je suis. J’ai perpétuellement
conscience que le référent du « je » que j’emploie pour parler de moi au passé, au présent ou bien
encore au futur, est toujours le même. L’exacte réponse à la question « qui suis-je ? » consisterait
donc en une affirmation de la permanence de ma personne que symbolise, par exemple,
mon nom.
B. La question « qui suis-je ? » est au fondement de toute connaissance
Il faut en outre ajouter que cette question « qui suis-je ? » apparaît comme fondamentalement
première. Connaître quelque chose, c’est toujours savoir à partir de soi. Ce « je » par lequel je me
désigne comme sujet est ce qui, en moi, pense, veut, désire, agit et connaît. C’est à partir de ce sujet,
de ce point de vue ou de cette perspective, pourrait-on dire, que se construit mon rapport au réel,
que s’élabore toute connaissance. « Connais-toi toi-même »,
constitue le début de toute
connaissance et de toute sagesse. C’est dans la détermination de ce qu’est ce « je » qui connait que
se trouverait la condition de possibilité de toute connaissance. Cela donne toute la portée et l’enjeu
du problème de savoir si la question « qui suis-je ? » admet ou non une réponse exacte. Car une
réponse négative à une telle interrogation risque de compromettre la possibilité même de toute
connaissance. De même, dans la démarche du Discours de la méthode de Descartes observe-t-on
que la détermination de ce qu’est ce « je » qui pense et qui est intervient juste après l’affirmation de
son existence qui fait suite au travail du doute et elle constitue à ce titre la première connaissance
qui seule rend possible les autres. Ce n’est que parce que Descartes découvre que ce « je »est une
chose pensante qui contient en lui l’idée de Dieu que la reconstruction de la connaissance et la
redécouverte de toutes les vérités, suspendues jusqu’alors, redeviennent possibles.
C. La possibilité de l’introspection
Cependant, poser que le « je » existe et même montrer qu’il n’est pas possible de penser que « je »
ne pense pas, affirmer la conscience de soi ne constituent pas des réponses à la question « qui suisje ? ». Déterminer ce qu’est cette chose qui pense en moi et que je désigne par « je », ce n’est pas
non plus répondre, ou, en tout cas, ce n’est pas répondre exactement à la question « qui suis-je ? ».
Il s’agit en effet de réponses décalées. Nous pouvons juste affirmer qu’il s’agit de réponses,
respectivement, aux questions « suis-je ? » et « que suis-je ? ». Autrement dit en qualifiant le « je »
qui pense de chose pensante, par opposition à la chose étendue, Descartes ne qualifie pas un sujet
personnel et particulier mais bien la nature de tout sujet possible.
2. Non, la question « qui suis-je ? » n’admet pas de réponse exacte
A. La question est toujours reconduite au cours du temps
Affirmer que l’on puisse apporter une réponse exacte à la question « qui suis-je ?» suppose donc
que l’on tente de constituer une véritable connaissance de ce « je ». Autrement dit, ce que l’on exige
ici est une connaissance parfaite et entière de la conscience que j’ai de moi et non plus seulement
une simple conscience de soi et la signification du fait d’avoir conscience de soi. Or si j’ai
conscience, comme nous l’avons dit plus haut, de la permanence de ce « je », il ne s’agit que d’une
conscience et non d’une connaissance. Au contraire même, si j’ai pleinement conscience que ce « je
» que je convoque pour parler de moi aussi bien au passé qu’au présent est affecté d’une certaine
continuité, je sais aussi pertinemment que ce « je » que j’étais et tel qu’il était dans le passé m’est à
jamais inaccessible. Ce « je » que j’étais est pour moi une énigme dans la mesure où, si je tente de
l’approcher et de l’envisager, c’est à partir du « je » que je suis maintenant et qui est affecté d’une
mémoire plus grande, d’autant plus grande que je choisis un « je » éloigné dans le temps. Le temps
de la conscience, comme l’explique Bergson dans Matière et Mémoire, n’est pas en effet le temps
des physiciens, c’est-à-dire un temps qui n’est pas du temps, un temps spatialisé dans lequel on
pourrait se déplacer à sa guise et choisir un point quelconque comme référent. Le temps de la
conscience est la durée, autrement dit une superposition constructive et synthétique des expériences
du moi. Bergson affirme ainsi qu’« on chercherait vainement, en effet, à caractériser le souvenir
d’un état passé si l’on ne commençait par définir la marque concrète, acceptée par la conscience de
la réalité présente ». Aussi la vision que je peux avoir du « je » passé n’est-elle toujours que la
représentation de ce « je » dans le présent en fonction et selon
les caractéristiques et la mémoire de ce « je » présent d’où je parle toujours.
B. Il y a une part d’inconscient en moi
On pourrait cependant objecter ici que la question « qui suis-je ? » est au présent et que le fait de ne
pouvoir répondre exactement à la question « qui étais-je ? » importe peu pour le présent problème.
Il nous faut à la fois invalider et tenir compte de cette objection. Nous pouvons tout d’abord la
rejeter relativement facilement en rappelant que ce « je » présent, si l’on veut se concentrer
exclusivement sur lui, est toujours le produit et la synthèse, pour une part au moins, des « je »
passés ; il serait donc artificiel de le considérer comme détaché et sans lien avec le passé. En bref, la
connaissance exacte du « je » présent exige la connaissance des « je » passés à laquelle nous ne
pouvons accéder justement parce que nous sommes un « je » présent. Mais, si nous persistons à
vouloir tenir compte de l’objection, il faut encore ajouter que la connaissance de ce « je » présent
exige une parfaite transparence du sujet à lui-même. Or peut-on être assuré d’une telle
transparence ? Rien n’est moins sûr. Déjà Leibniz, dans les Nouveaux Essais sur l’entendement
humain, disait que « c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’y a aucune autre perception
dans l’âme que celles dont on s’aperçoit ». Aussi semble-t-il peu probable que le contenu de la
conscience à un moment donné coïncide exactement avec le contenu de tous les processus
psychiques impliqués. Enfin, le travail de la psychanalyse nous a montré à quel point, selon le mot
de Freud dans Essais de psychanalyse appliquée, « le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».
L’essentiel du travail psychique est en effet inconscient et le moi n’est pas à même d’examiner les
coulisses de la conscience, il existe en quelque sorte un point aveugle de la conscience qui se trouve
être le centre de son élaboration. Aussi toute réponse à la question « qui suis-je ? » est-elle
condamnée à rester partielle et lacunaire et donc inexacte.
C. Le caractère irréductible de la subjectivité interdit toute détermination exacte
Une « réponse exacte » peut encore s’entendre comme une réponse de type scientifique, dans le
sens où l’on parle de sciences exactes, c’est-à-dire comme un énoncé formel constituant le théorème
d’une théorie plus générale s’inscrivant dans une axiomatique. Quand bien même on ferait fi des
problèmes de l’inconscient et du temps, il resterait encore celui-ci. Le sujet que je suis peut-il être
intégralement et justement décrit puis réduit en équations ou en tout autre discours formel ? Ce « je
» est ce qui pense, ce qui veut, ce qui désire, ce qui agit, ce qui ressent, en moi : toutes ces facultés
peuvent-elles constituer les objets d’une ou même de plusieurs sciences (une réponse exacte ne
désigne pas nécessairement une réponse simple, concise ou rapide) ? La psychologie et la
psychanalyse, la physique, la biologie, la neurobiologie épuisent-elles le champ d’extension du sujet
? Rien n’est moins sûr. En effet, même si toutes ces sciences étaient arrivées à un point de
raffinement tel qu’aucune réaction, aucune pensée consciente et aucun processus inconscient, aucun
sentiment éprouvé par le sujet ne leur échapperaient, elles resteraient aveugles à un élément
fondamental qui est l’effet que cela fait d’être ce sujet qui pense, réagit et ressent. Transition: Le
« je » est un objet particulier qui exige pour son étude qu’on le considère à la fois et en même temps
comme sujet et comme objet. La réponse exacte à la question « qui suis-je ? » serait dès lors du type
« je suis une chose qui pense, ressent et veut, autant d’actions descriptibles en droitpar des discours
rigoureux appropriés et je suis en outre une chose qui se sait elle-même être ce sujet-ci qui pense,
ressent et veut ». L’objectivation du « je » constitue ainsi l’assurance qu’on l’étudiera non
seulement partiellement mais en plus dans ce qu’il a de moins essentiel et caractéristique, c’est-àdire comme objet et non plus comme ce qu’il est, un sujet.
3. La question admet une réponse exacte qui ne constitue pas une connaissance
A. Il n’y a pas de connaissance possible du « je » Il faut donc bien admettre qu’une connaissance
exhaustive et parfaite du sujet n’est pas envisageable. Mais l’expression « réponse exacte » doitelle
être assimilée à l’exigence d’une telle connaissance ? Ne peut-on envisager une « réponse exacte »
qui ne soit pas la constitution d’une connaissance ? Ne peut-on pas comprendre ce terme « exact »
comme plus ou moins synonyme de « adéquat » ? Autrement dit, il s’agirait de donner une réponse
pertinente à la question « qui suis-je ? », c’est-à-dire une réponse qui donne tout ce que l’on peut
savoir sur ce « je » sans en altérer la signification. Dans le fond, on peut bien penser que la question
« qui suis-je ? » appelle l’élucidation d’un sens. Aussi faut-il peut-être se résoudre à penser, d’après
tout ce que l’on a vu, que la question « qui suis-je ? » revient à poser la suivante : « quel sens cela at-il d’être un sujet ? » ; ou pour être encore plus précis : « qu’est-ce que cela signifie pour moi d’être
ce « je » ? Ainsi, en prenant acte, dans la Critique de la raison pure, du fait que « la conscience de
soi-même n’est pas encore, il s’en faut, une connaissance de soi-même », Kant tente d’éclairer le
sens du « je » comme point à partir duquel toute connaissance est possible. La conscience de soi est
ainsi ce qui rend possible toute connaissance et dont il ne saurait y avoir en retour de connaissance :
« le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». En d’autres termes, chercher à
élaborer une connaissance du « je », c’est ne pas prendre en compte la réelle signification du « je »
et dès lors, s’il faut envisager une réponse à la question « qui suis-je ? », l’exactitude consistera en
une élucidation du sens de la conscience de soi comme
étant la condition de possibilité de toute représentation.
B. La subjectivité se définit comme action
Il faut encore comprendre précisément en quoi la réponse exacte à la question « qui suis-je ? » ne
peut être une réponse qui propose une connaissance du « je ». Le sujet n’est pas en effet et ne peut
pas être un objet . Dans la question «qui suis-je ?» d’ailleurs, nous pouvons remarquer, simplement
grammaticalement, mais ce n’est pas pour autant anodin, que « qui » n’est pas un complément
d’objet mais bien un attribut du sujet. Cela ne nous apprend certes rien, il ne s’agit que d’un indice
mais il faut en tenir compte.
Conclusion
Partant de l’idée que je suis le mieux placé pour dire qui je suis et qu’il semble dès lors aisé de
fournir une réponse exacte à la question « qui suis-je ? », on s’est aperçu que le sujet n’était pas
transparent à lui-même et qu’il fallait renoncer à une connaissance intégrale, parfaite et objective de
soi. C’est dans cette impossibilité que le manque de pertinence d’une recherche de la connaissance
de soi est apparu. Se connaître soi-même au sens strict du terme revient à s’ignorer plus que jamais,
c’est-à-dire à ignorer le fait que le « je » est ce qui connaît et non ce qui est ou peut être connu. En
envisageant le propre de la conscience, le sens de la subjectivité et l’acte du « je », nous avons
entrevu une réponse qui se veut exacte dans le sens où elle est pertinente, c’est-à-dire appropriée à
ce non-objet qu’est le sujet.