NATIFS NUMÉRIQUES : MAÎTRES TECHNOLOGIQUES?

NATIFS NUMÉRIQUES : MAÎTRES TECHNOLOGIQUES?
Dans la littérature sur la fracture numérique, plusieurs auteurs mettent l’accent sur ce que l’on appelle l’autre fracture numérique, soit le fossé générationnel, comme aspect majeur de cette fracture. Cela oppose les jeunes, appelés natifs numériques, aux anciennes générations, appelés immigrants numériques. (Prensky 2001) De là, on observe une tendance qui se reflète dans la littérature et dans les croyances populaires, à considérer ces natifs numériques comme un groupe homogène d’experts des technologies. Mais, les natifs numériques, tels que définis par Prensky (2001), sont-ils vraiment technophiles? Il s’agit d’une question pertinente à soulever dans le contexte où cette généralisation est abordée avec ambiguïté par la littérature sur les TIC.
Cette généralisation courante, défendue par certains auteurs comme Prensky (2001) et Palfrey et Gasser (2008a), s’est vue de plus en plus critiquée depuis la dernière décennie. Différents auteurs comme Hargittai (2010), Helsper et Eynon (2010), Akçayır et al. (2016), Kennedy et al. (2008), Margaryan et al. (2011) et Lei (2009) se sont penchés sur la question des natifs numériques, quant à démystifier leur distinction aux autres générations sur le plan technologique et également s’ils sont tous munis des compétences élevées qu’on leurs attribue sur ce même plan. Du côté de la méthodologie, les études de ces auteurs sont basées sur des méthodes de recherche expérimentales, aux mesures majoritairement quantitatives mais aussi qualitatives, tel le sondage ou l’entrevue. Celles-ci utilisent généralement des échantillons d’étudiants universitaires correspondant à la génération des natifs numériques. Diverses variables y sont analysées comme des caractéristiques socioéconomiques et géographiques, ainsi que d’autres variables comme l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, le programme d’études et l’expérience technologique. Ces sources se concentrent sur une période entre 2008 et 2016, permettant de cibler adéquatement le phénomène relativement récent et toujours en évolution. Toutefois, il se dégage une limite concernant les échantillons de certaines études alors que certaines visent des étudiants de groupes très précis tels de futurs enseignants ou ingénieurs, des échantillons non représentatifs.
En effectuant une analyse de sources secondaires, la présente recherche a pour but d’élucider la question visant à savoir si les natifs numériques, tels que définis par Prensky (2001), sont tous les maîtres technologiques que l’on croit. J’avance l’hypothèse que non, des facteurs influencent les compétences technologiques des natifs numériques, faisant en sorte que tous ne sont pas technophiles. D’abord, je m’attaque à l’idée même des natifs numériques en me penchant sur l’homogénéité du groupe,
puis en m’attardant à la conception d’une fracture intragénérationnelle en son sein. Ensuite, je me concentre sur l’idée de variabilité des compétences technologiques des natifs numériques en me penchant sur la conception de la maîtrise d’une base technologique restreinte, puis en m’attardant à l’environnement technologique comme facteur de compétences.
Une homogénéité des natifs numériques?
En 2001 est apparu le terme des natifs numériques, défini par Prensky (2001) comme une génération de personnes nées après 1980, ayant grandi dans un univers marqué par la technologie leur ayant permis de développer des compétences technologiques avancées et des compétences cognitives différentes que les autres générations nommées immigrants numériques n’ont pas. Par souci de clarté, notez que dans le texte, le terme natifs numériques sous-entend toujours cette définition. Dès lors, une tendance dans la littérature et dans l’espace public à considérer les jeunes, soit la génération des natifs numériques, comme un groupe homogène de spécialistes des technologies, s’est accentuée. Depuis, plusieurs auteurs spécialisés des TIC ont critiqué cette généralisation, exprimant l’idée que les natifs numériques ne forment pas un groupe homogène.
Premièrement, les natifs numériques seraient étiquetés de façon générale et à tort comme spécialistes des technologies. En effet, selon Helsper et Eynon (2010), il y aurait une utilisation à tort des termes populaires natifs numériques, génération Internet ou milléniaux, comme manière de généraliser une génération en spécialiste des technologies, toujours vastement observée dans la sphère publique, notamment dans les débats publics et en politique. Par exemple, déjà en 2010, Helsper et Eynon (2010), à la suite d’une analyse des résultats de moteurs de recherche populaire (Google), journalistique (Nexis) et académique (Scopus et Web of Science), observent un écart entre la popularité du mot natifs numériques et le peu de recherches académiques sur le sujet.
Deuxièmement, les natifs numériques constitueraient plutôt une population qu’une génération. Effectivement, Palfrey et Gasser (2008b) mettent en lumière le fait que seulement 1 sur 6 milliards de personnes dans le monde en 2008 ont accès aux technologies numériques, démontrant la non-homogénéité du groupe des natifs numériques et la surestimation qu’est de caractériser ceux-ci de génération à part entière. Pour ces auteurs, il serait plus juste de considérer les natifs numériques comme une population. (Palfrey et Gasser 2008b) Également, Helsper et Eynon (2010) abondent en ce sens alors qu’ils s’abstiennent de considérer comme générations distinctes et dichotomiques les natifs numériques et les immigrants numériques. Selon eux, malgré des différences quant à l’utilisation d’Internet, des similitudes majoritairement en fonction de l’expérience technologique, existent entre les différentes générations. (Helsper et Eynon 2010)
À cette question de l’homogénéité des natifs numériques, d’autres auteurs soulèvent l’idée de fractures intragénérationnelles au sein de ce groupe. Non seulement les natifs numériques ne formeraient pas un groupe homogène spécialiste des technologies, mais diverses fractures et inégalités assureraient en fait une disparité au niveau de leurs compétences technologiques.
Premièrement, le pays où a été élevé un individu serait lié aux compétences technologiques. Effectivement, on observe un taux d’utilisation des technologies numériques et un nombre de connexions individuelles à celles-ci accru dans les pays ayant un PIB plus élevé. (Pew Research Center 2013; The World Bank 2003; OECD 2010; cité dans Akçayır, Dündar et Akçayır 2016) Cette utilisation accrue des technologies dans un pays développé influence l’expérience et les compétences technologiques de ceux élevés dans ce même pays, montrent Akçayır, Dündar et Akçayır (2016). Ainsi, les jeunes ayant été élevés dans des pays plus développés, notamment sur le plan technologique, ont tendance à avoir un plus haut niveau de compétences en la matière.
Deuxièmement, le contexte socioéconomique serait lié aux compétences technologiques. Les natifs numériques de statut socioéconomique inférieur présenteraient des niveaux de compétences technologiques moins élevés que les autres. (Hargittai 2010) (Helsper et Eynon 2010) (Poyet 2014) Selon Hargittai (2010), même en contrôlant des variables liées aux compétences technologiques comme l’autonomie et l’expérience, il y a bien une différence des compétences technologiques et une plus faible tendance à effectuer des recherches sur le web chez ceux de statut socioéconomique plus défavorisés que chez les autres natifs numériques. Autrement, en plus de montrer une utilisation plus variée des technologies, les individus plus privilégiés ont généralement plus d’autonomie, d’expérience et de connaissances à ce niveau que ceux de statut socioéconomique inférieur, soit pour Hargittai (2010, p. 109) « […] precisely the group that would stand a better chance of benefitting from these activities if they were more engaged with them. »
En bref, les natifs numériques ne formeraient pas un groupe homogène. D’abord, les études toujours peu nombreuses et non consensuelles sur les natifs numériques invalident l’utilisation populaire du terme natifs numériques comme synonyme de jeune génération homogène experte des technologies. À la lumière de statistiques sur l’accès toujours grandement restreint aux technologies dans le monde, définir les natifs numériques comme une génération est aussi une surestimation alors qu’il vaudrait mieux parler de population. Ensuite, diverses fractures intragénérationnelles assurent une disparité des compétences technologiques, illustrant la non-homogénéité du groupe. Le pays où l’on a été élevé et le statut socioéconomique sont des exemples de fractures liées aux compétences technologiques. Enfin, les arguments contextuels présentés sont compatibles avec l’hypothèse selon laquelle des facteurs influencent les compétences technologiques des natifs numériques, faisant en sorte que tous ne sont pas technophiles.
Des compétences technologiques variables
Alors que la maîtrise généralisée des technologies chez le groupe identifié comme natifs numériques n’a pu être démontrée à la suite de la mise en évidence d’une non-homogénéité basée sur une disparité des compétences technologiques résultante de fractures liées à des éléments contextuels, elle ne peut encore être démontrée sous d’autres considérations davantage environnementales qui illustrent une variabilité des compétences et de l’utilisation technologique. Malgré une maîtrise des technologies de base, il y aurait par exemple une variabilité des compétences et de l’expérience avec les outils technologiques plus sophistiqués.
Premièrement, les natifs numériques auraient des compétences technologiques élevées mais que pour une certaine base technologique, pour des technologies déjà bien implantées. En raison de leur proximité aux technologies, les natifs numériques ont la plupart développé une maîtrise des outils technologiques les plus communs comme les ordinateurs et les téléphones portables. (Kennedy, et al. 2008) Toutefois, seulement une minorité présentent un degré de compétence élevé sur un éventail d’outils et d’applications technologiques plus avancés. (Lei 2009) Tel qu’illustrent Kennedy et al. (2008), l’accès, l’utilisation et les préférences pour des outils technologiques plus sophistiqués sont en fait très variable passé la gamme de produits technologiques déjà établis.
Deuxièmement, cette utilisation efficace de cette base technologique serait concentrée dans des champs d’application restreint. Les natifs numériques, pour la plupart, savent par exemple utiliser efficacement les technologies de base, surtout celle servant aux activités sociales. (Lei 2009) Selon Lei (2009), lorsque sur le web, les natifs numériques passent le plus de leur temps sur les médias sociaux. Cela se reflète sur la portée de leur utilisation générale du web également limitée aux applications de communication et de réseautage, outre celles liées à leur parcours académique en tant qu’étudiant, tandis qu’il y a un manque de compétence au niveau des autres champs d’application du web, variable selon les individus. (Lei 2009)
Comme il a été montré, la maîtrise d’une simple et limitée base technologique chez une majorité de natifs numériques amène le constat de la variabilité des compétences et de l’utilisation outre cette base. Dans cette lignée, l’environnement technologique serait un facteur intimement lié aux compétences avec les technologies, notamment avec celles les plus avancées.
Premièrement, l’immersion d’un individu dans un environnement technologique influencerait ses compétences technologiques. Effectivement, plus il y a une forte présence des technologies dans l’environnement et le milieu social d’un individu, plus celui-ci se sent enclin à utiliser diverses technologies, et montre de meilleurs compétences technologiques (Agarwal et al. 2005, cité par Akçayır, Dündar et Akçayır 2016). Également, les milieux d’apprentissage à forte présence technologique ont un effet similaire. Ceux enrôlés dans des disciplines académiques plus techniques comme l’ingénierie où il y a une plus grande présence de technologies variées, ont tendance à être plus compétents avec les technologies et utiliser plus d’outils que d’autres étudiants de disciplines moins techniques comme le travail social. (Margaryan, Littlejohn et Vojt 2011)
Deuxièmement, dans un environnement technologique favorable, l’utilisation plus courante des technologies serait garante d’une meilleure compétence avec ces technologies. Par exemple, à force d’utiliser des outils technologiques divers dans le contexte de leur parcours académique, que ce soit pour effectuer des tâches académiques ou pour communiquer avec leurs pairs, les étudiants natifs numériques développent des compétences multitâches, de l’expérience variée et enfin une meilleure compétence avec les technologies. (Margaryan, Littlejohn et Vojt 2011) (Akçayır, Dündar et Akçayır 2016) (Helsper et Eynon 2010) Akçayır, Dündar et Akçayır (2016) recensent d’ailleurs une différence importante entre le niveau de compétence technologique des étudiants des différentes années scolaires; un niveau de compétence qui augmente à chaque nouvelle année scolaire. Cela illustre que l’utilisation courante d’outils technologiques nécessité par le parcours académique rend les étudiants plus compétents avec les technologies. Pareillement, le développement d’expérience et de compétences dans un environnement prêtant à l’utilisation plus courante des technologies, amène aussi un développement plus rapide des compétences et l’accord de plus d’importance à Internet. (Akçayır, Dündar et Akçayır 2016)
En somme, les natifs numériques auraient des compétences technologiques variables. D’abord, contrairement à la généralisation populaire pesant sur les natifs numériques, leur maîtrise technologique ne concerne pour la plupart qu’une base de technologies bien implantées et une expertise restreinte à certains champs d’application. Passé cette base, les compétences et l’utilisation chez les jeunes d’autres technologies plus sophistiquées est très variable. Ensuite, l’environnement technologique influence cette variabilité des compétences. Qu’importe le milieu, une forte présence technologique amène l’individu à être plus susceptible de vouloir développer ses compétences technologiques. Un environnement nécessitant l’utilisation plus courante des technologies, tel le parcours académique, force le développement graduel d’expérience et plus rapide de compétences. L’exposition ou non à un environnement technologique particulièrement favorable au développement de compétences, influence enfin cette variabilité des compétences.
Conclusion
Le but de cette recherche était de faire la lumière sur la question visant à savoir si les natifs numériques, tel que définis par Prensky (2001), sont tous les maîtres technologiques que le veut la généralisation populaire. La conclusion à laquelle j’arrive est que les natifs numériques ne sont pas tous expert des technologies. En effet, plusieurs fractures comme le pays où l’on a été élevé et le statut socioéconomique assurent une disparité des compétences technologiques, affirmant une non-homogénéité du groupe. Tout de même, ces natifs numériques sont généralement hautement compétents mais qu’avec une certaine base de technologies bien implantées et dans un champ d’application limité. Passé cette base technologique, les compétences technologiques plus avancées sont très variables. Un facteur important de la variabilité des compétences est l’exposition à un environnement technologique favorable. Y être exposé rend plus susceptible à s’intéresser et à utiliser les technologies, de sorte à développer l’expérience. Un environnement où l’utilisation des technologies est nécessaire force le développement graduel d’expérience et plus rapide de compétences sophistiquées. Finalement, ces conclusions confirment l’hypothèse de départ que non, des facteurs influencent les compétences technologiques des natifs numériques, faisant en sorte que tous ne sont pas technophiles. Considérant les contraintes visant l’étendue de cette recherche, un exercice similaire mais plus approfondi sur la nature des natifs numériques serait pertinent.