Enjeux et perspectives dans Les malheurs de Sophie et Poil de Carotte

A côté des petits châtelins de la littérature romantique, qui menaient une vie luxueuse et vivaient loin des vicissitudes quotidiennes, apparaît, au XIXème siècle, la figure de « l’enfant souffrant ou victime» . Par ailleurs, c’est à cette époque là que « le culte de l’enfant fleurit» et que son statut littéraire atteint sa manifestation parfaite. Désormais, il n\’est plus un comparse marginalisé ou un simple figurant tenant un rôle mineur, comme il l’a été dans les ouvrages des siècles précédents, mais un actant central et indispensable à travers lequel les auteurs dénonçaient la cruauté des « Adultes » face à ces « petits êtres ». C’est dans cette perspective qu’à travers leurs personnages fictionnels , Hector Malot, Emile Zola et Victor Hugo remettaient en cause la détresse, les conditions de vie précaire et l’injustice des Hommes à l’égard de ces victimes brisées « sur la roue sociale » . Ce faisant, ils visent à susciter la pitié aussi bien que l’indignation du lecteur.
Pour mieux cerner cet état des lieux, nous avons choisi de focaliser l’attention dans notre étude sur Les malheurs de Sophie de La Comtesse de Ségur et Poil de Carotte de Jules Renard. Plusieurs raisons justifient notre choix. Premièrement, nous avons voulu étudier deux auteurs différents sur tous les plans quoique francophones tous les deux. Voilà pourquoi nous avons opté pour une écrivaine se situant à la charnière de deux civilisations, russe de naissance et française par son mariage, et dont l’œuvre relève de la littérature enfantine et un écrivain appartenant, de plein droit, à la culture française et classé tantôt parmi les naturalistes et tantôt parmi les réalistes. Deuxièmement, le choix du XIXème siècle nous a semblé pertinent car il correspond à une période marquée respectivement par l’émergence du progrès technique, l’avènement de la révolution industrielle et la naissance de l’antagonisme des classes sociales. Il s’agit donc d’une ère qui fait la part belle à l’endurcissement du cœur et l’insensibilité à la douleur d’autrui. Troisièmement, bien qu’ ils fassent leurs premières apparitions dans des ouvrages antérieurs , les personnages de Sophie et Poil de Carotte ne prennent toute leur ampleur dramatique que dans les romans ci-dessus. Dès lors, ils acquièrent un aspect quasi-mythique qui les rattache dans la mémoire collective aux abus des « parents » et les transforme, par conséquent, en deux figures emblématiques de la souffrance enfantine : la première féminine et est âgée
de quatre ans et la seconde masculine et est à l’âge de la communion c’est-à- dire sept ans. Si par définition, l’enfance est l’âge idyllique de l’individu, celles de Poil de Carotte et Sophie étaient teintées de malheurs et marquées par la maltraitance. Pourtant et bien que cette dernière constitue la toile du fond dans les deux récits, il convient de signaler, dès le début, qu’elle n’y revêt pas la même dimension. Dans Les malheurs de Sophie, elle est d’ordre éducatif et vise à créer « une disponibilité intérieure » chez l’héroïne, ce qui lui permettra, par la suite, de créer sa propre zone de bonheur. Dans Poil de Carotte, elle est d’ordre pulsionnel et fait donc émerger chez le héros des sentiments de négativité et de détresse. Nous passons donc d’une contrainte jugée salutaire et expressément recommandée à une forme d’autoritarisme et de persécution opiniâtre. Notre étude s’effectuera en deux volets qui jetteront la lumière sur les enjeux de l’enfance des deux héros : « la dysphorie ségurienne » et « la dystopie renardienne ». Cette subdivision n’empêche pas que les romans possèdent deux points de convergence. D’une part, ils puisent leurs matières dans les vies personnelles de leurs auteurs. D’autre part, ils adoptent la même structure narrative.
Notre tâche serait donc de mettre en relief la « dialectique introspective » qui associe les auteurs à leurs personnages et lie les voix des enfants narrés aux perspectives des adultes narrant, perspectives qui paraissent de prime abord contradictoires mais qui sont bel et bien complémentaires, celles d’une femme russe et d’un homme français. A cet égard plusieurs questions se posent : quelles sont les différentes formes de maltraitance citées dans les deux romans ? Comment La Comtesse de Ségur et Jules Renard conçoivent-ils l’image de la mère ? Comment les héros luttent-ils contre le mal subi ? Quels sont les indices de subjectivité sur les plans de l’énoncé et de l’énonciation évoqués dans les deux récits?
1- La dysphorie ségurienne :
La plupart de la production littéraire du XIXème siècle est marquée par la maltraitance qui régissait les relations parents vs enfants. Cet état des lieux est dû au fait que la mentalité de l’époque, quelle que soit la nature du tissu social, légitimait cet abus invétré qui constituait le support fondamental du système disciplinaire. En effet, les aristocrates, les bourgeois aussi bien que les classes défavorisées comme les prolétaires et les ruraux estimaient que « la pédagogie noire » , basée sur les brimades, les paroles venimeuses et les dénigrements systématiques, est reconnue par son utilité éthique. Il s’agit, en fait, d’un acte a priori dont le profit ne se réalise qu’a postériori : en éduquant ses enfants par la rigueur et l’instransigeance, les parents ne jettent-ils pas les semences d’une nation civilisée ? Ne préparent-ils pas un futur membre idéal de la société ? Sophie de Ségur n’échappe pas à cette règle.
Signalons de prime abord que pour La Comtesse de Ségur, les agents d’éducation se cristallisent autour de deux éléments majeurs en l’occurrence le pouvoir des parents notamment la mère et la religion . En effet, la femme au foyer dans la seconde moitié du XIXème siècle est censée maintenir « l’institution de l’honnêteté et de la bienséance » . Elle se veut donc un modèle normatif et discrétionnaire.
Dès la première page, nous remarquons que Les malheurs de Sophie adopte un schéma récurrent: la désobéissance à l’injonction génère une bêtise sanctionnée d’une manière autoritaire et contraignante. Ce châtiment mérité rachète la faute commise et est suivi de l’absolution. Aussi l’éducation ségurienne s’ordonne-t-elle autour d’ « un rite initiatique » par lequel s’opère la mutation et la transfiguration de l’enfant. Pour bien mener cette « dialectique formatrice », Mme de Réan a recours à des méthodes dissuasives visant à maintenir l’ordre et la régularité.
Tout d’abord, Sophie est fouettée par sa mère pour avoir vidé la boîte à ouvrage « Sans rien dire, elle (Mme de Réan) prit Sophie et la fouetta comme elle ne l’avait jamais fouettée. Sophie eut beau crier, demander grâce, elle reçut le fouet de la bonne manière, et il faut avouer qu’elle le méritait» (Les malheurs, 185). A part le fouet, le jeûne représente une autre forme de maltraitance dans l’œuvre ségurienne en général et Les malheurs de Sophie en particulier. Pourtant, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas de « jeûne intégral » mais plutôt de la limitation du champ alimentaire ou la privation de certains produits. Par exemple, après avoir avalé tout le pot de crème et le pain bis, Mme de Réan interdit à Sophie de manger et lui dit qu’elle n’a le droit de boire que « de l’eau ou de la tisane de feuilles d’oranger» (Les malheurs, 89). De même, la mère dit à la petite fille qu’elle ne lui enverrait pour son dîner « que du pain et de la soupe au pain » parce que Sophie a mangé le pain des chevaux, comportement que Mme de Réan lui a tant défendu. (Les malheurs, 79 )
A part le fouet et le jeûne, l’humiliation représente une autre stratégie punitive. Mme de Réan en abuse tout au long de l’œuvre. Citons à titre d’exemple la scène où Sophie sort de la maison malgré la pluie et met la tête sous la gouttière afin d’avoir les cheveux frisés comme Camille et Madeleine, ses amies préférées. Mme de Réan sanctionne ainsi sa désobéissance :
« Je vous ai défendu de sortir […] pour votre punition
vous allez rester à dîner comme vous êtes, les cheveux
en l’air, la robe trempée, afin que votre papa et votre
cousin Paul voient vos belles inventions. Voici un
mouchoir pour achever de vous essuyer la figure, le cou et les bras. »
(Les malheurs, 61)
De même, pour avoir coupé avec son couteau une abeille en morceaux, Sophie est forcée de porter un collier affligeant :
«Vous êtes une méchante fille, mademoiselle, vous faites souffrir cette bête malgré ce que je vous ai dit […] Je vous en ferai souvenir, mademoiselle, d’abord en vous ôtant votre couteau, que je ne vous rendrai que dans un an, et puis en vous obligeant de porter à votre cou ces morceaux de l’abeille enfilés dans un ruban, jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière.»
(Les malheurs, 54,55 )
Devant les attitudes et les décisions intransigeantes de sa mère, Sophie ne peut, certainement, que céder. En ce sens, nous pourrions dire que l’humiliation engendre non l’obéissance mais la soumission. C’est dans cette lignée qu’Isabelle Papieau estime que la discipline coercitive pratiquée à cette époque « froissait l’amour propre » de l’enfant.
A toutes ces mesures disciplinaires, s’ajoute l’isolement dans la chambre , le cachot noir ou le cabinet de pénitence . En effet, Sophie est enfermée dans sa chambre parce qu’elle a fait sortir en cachette le poulet de sa mère. Un vautour s’est aussitôt lancé sur lui, l’a emporté par ses griffes et s’est envolé. Apprenant cette nouvelle, Mme de Réan lui dit : « vous allez rentrer dans votre chambre, où vous dînerez, et où vous resterez jusqu’à ce soir, pour vous apprendre à être plus obéissante une autre fois. » De même, Sophie est obligée de rester seule dans sa chambre après avoir coupé ses sourcils avec des ciseaux pour qu’ils deviennent plus épais « Allez-vous-en dans votre chambre, mademoiselle, vous ne faites que des sottises […] que je ne vous voie plus de la soirée» (Les malheurs, 69,70).
Nous pourrions avancer que de tous les châtiments cités ci-dessus, l’isolement semble être le plus efficace car le fait d’enfermer l’enfant dans un espace clos et le priver de sa liberté engendre « une réflexion morale » qui ancre dans la mémoire et l’esprit la leçon à retenir. Vu sous cet angle, l’isolement de la société devient la contrepartie du fait « anti-social » commis par l’enfant .
Or si le récit connaît plusieurs épisodes dramatiques, nous sentons que la tension est toujours neutralisée grâce à la présence du personnage de la « Bonne ». Celle-ci offre souvent à Sophie « un refuge affectif » : elle la console et essaye de rendre les punitions de sa mère moins dures. Ainsi, par exemple, lorsque sous l’ordre de Mme de Réan, le dîner de Sophie ne sera composé que du pain et de la soupe, la Bonne lui apporte en cachette de son armoire « un gros morceau de fromage et un pot de confitures » (Les malheurs, 79). Pour remplacer le dessert, elle lui donne « un verre d’eau et de vin sucré », dans lequel la petite fille trempe ce qui lui restait de pain (Les malheurs, 81). Puis, elle la rassure et et la délivre de son souci :
« Savez-vous ce qu’il faudra faire une autre fois, quand vous serez punie ou que vous aurez envie de manger ? Venez me le dire ; je trouverai bien quelque chose de bon à vous donner, et qui vaudra mieux que ce mauvais pain noir des chevaux et des chiens. »
(Les malheurs, 81)

La Bonne pourrait donc être assimilée à un ange gardien assigné à protéger l’enfant et à lui offrir une compensation au manque d’affection qu’il ressent.
Dans une autre perspective, nous pourrions dire que toutes les réprimandes cruelles de Mme de Réan trouvent leur racine dans la relation Mère/ Fille de l’auteure. Nous pourrions donc avancer que, incapable de reprocher ouvertement à Catherine Rostopchine, surnommée « le monstre femelle » , son caractère rigoureux, La Comtesse de Ségur semble la peindre sous les traits de Mme de Réan, mère sévère et intransigeante . Il convient de signaler également que la violence est un phénomème sociétal inhérent à la Russie, pays natal de La Comtesse de Ségur et où l’on étaie une conception particulière de l’autorité : celle-ci est considérée comme le seul garant de la régulation des conflits et par extension, de l’ordre moral. Pour l’instaurer, tous les moyens sont admis voire les plus cruels . Il paraît donc normal que les ouvrages de l’écrivaine soient peuplés d’enfants fouettés ou menacés de l’être à chaque instant.
D’autre part, à l’instar de Fiodor Rostopchine, le père de La Comtesse de Ségur, M. de Réan est souvent absent de la maison à cause de ses multiples occupations. Dans les deux cas, le père joue alors le rôle de « pourvoyeur du foyer » et par conséquent, le milieu familial est soumis à la loi féminine, rigoureuse et solennelle. Cependant, cette « absence physique » n’empêche pas les pères d’exercer une certaine autorité sur leurs enfants. En fait, La Comtesse de Ségur nous précise que pour avoir la boîte à ouvrage, Sophie doit rester sage pendant huit jours, condition imposée par M. de Réan. Quant à Fiodor Rostopchine, Arlette de Pitray nous signale que :
« Rostopchine devait pendant onze ans, vivre entièrement de ses terres, partageant son activité entre l’administration du domaine de woronovo(abritant 1700 personnes) et l’instruction de ses enfants dont il s’occupait beaucoup. »

Ajoutons que dans la réalité aussi bien que dans la fiction, le père protège l’enfant et assure économiquement la gestion de son cadre de vie familial tout en lui transmettant les valeurs de son idéologie. Ce faisant, il revêt les attributs d’une puissance divine tutélaire combinant rassurance et contraignance :
« A l’image de Dieu le père, il s’érige en juge suprême,
sanctionnant, selon le code moral de la société à laquelle
il appartient, les délits de droit commun qui menacent
l’ordre établi et le sabotage éducatif qui met en péril la
famille. »

Dans cette perspective, l’écriture fictionnelle permet à l’auteure de situer dans le monde extérieur ses affects, ses pensées et ses désirs refoulés constituant, ainsi, ce que Charles Mauron appelle son « mythe personnel » :
« Dans chaque cas, et quel que soit le genre littéraire,l\’application de la méthode révèle la hantise d\’un petit groupe de personnages et du drame qui se jouent entre eux.Ils se métamorphosent, mais on les reconnaît et l\’on constate que chacun d\’eux, déjà, caractérise assez bien l\’écrivain[…] On aboutit ainsi à un petit nombre de scènes dramatiques, dont l\’action est aussi caractéristique de l\’écrivain que les acteurs. Leur groupement compose le mythe personnel. »

Bref, toutes les mésaventures vécues par Sophie de Réan dans ce roman semblent s’inspirer de celles de Sophie Rostopchine. Plusieurs exemples illustrent cette idée. Une des scènes qui ont marqué l\’enfance de La Comtesse de Ségur et dont elle garde toujours le souvenir était la suivante parce qu\’elle lui était catastrophique: « Sophie avance la main vers son poney. Elle présente le pain de manière à le tirer au moment où le cheval commence à le croquer, Sophie poussse un cri de douleur[…]elle a été mordue ». Dans le roman en question, l’auteure nous décrit une scène pareille : « Elle (Sophie) présenta le pain à son petit cheval, qui saisit le morceau et en même temps le bout du doigt de Sophie, qu’il mordit violemment[…]le doigt de Sophie saignait si fort, que le sang coulait à terre.» (Les malheurs, p. 74)
De même, Ghislain Diesbach, biographe de La Comtesse de Ségur, souligne que dans le château de Woronovo,
« Eté comme hiver, les enfants ne portent que des vêtements simples et légers pour les habituer à supporter le froid. Ils se couchent sur des lits qui conviendraient à un militaire en campagne et doivent, toujours pour s’endurcir, se contenter d’une couverture. De cette époque, Sophie gardera l\’habitude d\’ajouter des journaux à sa couverture, en guise d\’édredon. »

La Comtesse de Ségur, quant à elle, tient à nous signaler que, quelle que soit la saison, Sophie portait toujours « une simple robe en percale blanche, décolletée et à manches courtes, hiver comme été, […] Sa maman pensait qu’il était bon de l’habituer au soleil, à la pluie, au vent, au froid» (Les malheurs, 57).
Notons que cette tenue vestimentaire pourrait s’inscrire dans le cadre des traités de puériculture de l’époque qui estimaient que le développement et l’intégrité physiques des enfants doivent être basés sur l’endurcissement de leurs corps. Pour ce faire, les mères imposaient à leurs enfants des mesures sanitaires rigoureuses touchant parfois à la cruauté. Il s’agit, en fait, de soumettre « l’organisme à un mal apparent pour mieux ensuite le renforcer » . C’est ainsi que Sophie ne porte « jamais de chapeau ni de gants » pour protéger son teint des rayons solaires et se préserver des brûlures ou des insolations (Les malheurs, 57 ). Dans une autre optique, nous pourrions dire que « l’éducation à la résistance » est pourvue d’une portée religieuse : en apprenant aux enfants de supporter leurs souffrances et se priver de ce qui leur est indispensable, les parents ne les initient-ils pas à l’austérité et à l’ascétisme ? Le durcissement physique ne sera-t-il pas accompagné d’un autre moral ?
En outre, à l’instar de Sophie Rostopchine, Sophie de Réan est un personnage gourmand qui aime les friandises et les mets délicieux. A cet égard, rappelons cette anecdote extraite de l’ouvrage Sophie Rostopchine, Comtesse de Ségur, racontée par sa petite fille d’Arlette de Pitray, anecdote qui focalise l’attention sur ce vilain défaut en l’occurrence la gourmandise :
« Entre deux danses, aimantée par le buffet, Sophie se
dirigea vers celui-ci. Oh ! merveille…Entre une assiettée
de tartelettes et un compotier de cerises à l’eau de vie,
trônaient, laqués dans leur carapace de sucre, des
quartiers d’orange, sa friandise préférée. Saisissant le
fruit au moment où l’orchestre attaquait une valse,Sophie
ne put répondre au jeune homme qui l’invitait à danser,
le volumineux quartier d’orange venant de se coincer
dans son palais. Angoisée, elle n’ émit qu’ une série
d’onomatopées. Malgré des essais désespérés de mots
inintelligibles, le danseur s’éloigna. »

Selon Isabelle Jan, « La littérature enfantine étant une littérature à héros-enfants, mais écrite par des adultes est […] une littérature de la mémoire. » En écrivant Les malheurs de Sophie, La Comtesse de Ségur a donc fait appel à sa mémoire « d’évocation » qui lui a véhiculé quelques « images mentales » . Celles-ci résultent d’une imitation intériorisée de tableaux perçus et développés au niveau préopératoire de l’enfance. Toutes les figures mythiques évoquées dans le roman ne sont, ainsi, que « des objets internes » autrement dit des retentissements biographiques qui s’extériorisent par identification successive puis s’intègrent dans une structuration fictionnelle qui les enrichit d’apport dramatique. Ce dernier ne gomme pas les indices de subjectivité énoncifs qui parsèment l’œuvre.
Premièrement, le choix de l’onomastique fictionnelle dans Les malheurs de Sophie est porteur de signification car il suppose « une identité assumée » de la part de l’auteure : La Comtesse de Ségur n’attribue-t-elle pas à son héroïne son nom de jeune fille? Camille, Madeleine et Paul, les amis préférés de Sophie ne sont-ils pas les prénoms des petits-fils de l’auteure ? Deuxièmement, la voix narrative adoptée dans la dédicace placée à la lisière du récit laisse présager que l’énonciation dans le texte à venir sera prise en charge par une personne réelle :
« À ma petite-fille ÉLISABETH FRESNE
Chère enfant, tu me dis souvent : Oh ! grand’mère, que je vous aime ! vous êtes si bonne ! Grand’mère n’a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance […] ».
(Les malheurs, 1 )

Il est évident que La Comtesse de Ségur opte dans la dédicace, aussi bien que dans la totalité de l’œuvre, à l’emploi de la non-personne « elle » qui recèle une première personne occultée c’est-à-dire un « je déguisé », technique baptisée par Philippe Lejeune sous le nom d’ « énonciation figurée » . Dans cette optique, l’auteure conclue avec son lecteur un « pacte fantasmatique » et classe son récit dans la catégorie de romans autobiographiques où l’on constate son discours au lieu de l’assumer directement. Apparemment, elle se distancie mais en réalité se dédouble avec son personnage comme si le « moi » s’énoncait et se dénoncait en même temps. Cette distanciation pourrait être justifiée par le fait que l’auteure voulait inculquer à Elisabeth Fresne, à laquelle elle dédie l’ouvrage, les codes comportementaux nécessaires tout en soignant son image de marque : elle ne peut pas dire à sa petite fille « j’étais toujours en colère, gourmande, menteuse, voleuse, méchante et ma mère me fouettait et me punissait tout le temps et de toute manière».
D’autre part, La Comtesse de Ségur incarne un courant idéologique conservateur préconisant le respect et de l’autorité dogmatique et de la liturgie romaine. Partant, dans certains épisodes des Malheurs de Sophie, la punition relève du pouvoir divin. Dans ce cas, le repentir de Sophie est doté d’une valeur purificatrice et est assimilé à une pratique sanctifiante et expiatoire . Différents extraits illustrent cette « idéologie ségurienne ». Ainsi, lorsque Sophie a avoué à sa mère que c’est elle qui a salé et coupé les poissons en morceaux avec son couteau