Quels musulmans, quelle laïcité, dans quelle France

Certains experts expliquent que la crainte de lIslam qui secoue la société française, ainsi que le rejet de la laïcité par les populations musulmanes les plus extrémistes, soient le résultat de tensions et de déceptions issues essentiellement de la période coloniale5. En effet, ce nest quavec le début de la colonisation en lAlgérie en 1830 dune part, puis linstauration du protectorat au Maroc et en Tunisie dautre part, que les relations avec lIslam ont réellement commencé à sétablir officiellement. Aussi, dès 1851, Napoléon III décide de reconnaitre lislam comme religion majoritaire de la population algérienne et dappuyer financièrement la construction des mosquées afin de pacifier les territoires occupés et surtout de prendre un plus large contrôle. Malgré ces concessions, le monarque nira pas au bout de sa démarche, et décida de ne pas créer un « consistoire musulman », qui aurait été linterlocuteur privilégié des pouvoirs publics.Et cest justement à cause de cet écueil que les conflits débuteront. Durant la troisième République et le développement de la politique coloniale française, le contrôle de lIslam sest fortement renforcé, alors que dans lHexagone, lEtat décide de se détacher définitivement du clergé avec la loi de 1905. Pourtant, selon Jacques Barou dans son ouvrage Islam en France, Islam de France (2016), « cette loi, qui institue la séparation entre lEtat et les cultes, ne mentionne pourtant pas lislam, à lépoque absent de lHexagone ». Bien quen théorie, la loi devait être appliquée dans les colonies algériennes, le territoire étant officiellement intégré à la République, en pratique cela a été différent : « lislam a été maintenu sous la tutelle exclusive de ladministration française, qui soccupait de gérer les Habous 6, de déléguer la gestion des mosquées à des associations cultuelles agréées ou encore dorganiser à leur gré le pèlerinage à La Mecque ».Cest à ce moment que les groupes nationalistes furent créés et, paradoxalement, réclamaient lapplication de la loi sur la séparation de lEtat et des cultes7 à lensemble de la population, y compris musulmane. En effet, lapplication de la loi aurait notamment favorisé légalité entre les Européens dAlgérie et les populations musulmanes. Elle aurait également été une opportunité pour les groupes nationalistes de développer leur religion de manière autonome, sans aucune mainmise des colons. Toujours selon Barou8, « à partir de 1931, certains oulémas se constituèrent en associations et initièrent un mouvement éducatif à travers tout le pays, dans le but de
diffuser la langue arabe et lIslam, mais surtout de créer un sentiment didentité commune chez tous les musulmans, et débuter une insurrection ». Lislam apparait donc comme « un enjeu de pouvoir », que chaque protagoniste va essayer de sapproprier afin dasseoir sa légitimité. Et en cherchant à se lapproprier, lEtat français a fait naître dimportantes frustrations. En effet, comme lexplique Jacques Barou, « le fait de refuser dappliquer une loi de la République dans les territoires extérieurs à la métropole fut perçu par une grande partie de la population musulmane comme une injustice de plus qui sajoutait à dautres inégalités qui caractérisaient déjà leur statut ». Alors que les étrangers européens nés dans le pays et les « Israélites indigènes » ont profité dune vague massive de naturalisation française avec le décret Crémieux, (1870), la naturalisation des indigènes musulmans était beaucoup plus complexe : pour ce qui les concerne, la qualité de citoyen français leur était attribuée « que sils renonçaient au statut personnel que leur accordait le droit musulman ». Autrement dit, lindigène devait se soumettre à lensemble des lois du droit français, y compris celles qui entraient en conflit avec sa foi. Ainsi, la naturalisation ne leur était que rarement attribuée (et aussi peu demandée), voyant cette situation comme une forme renonciation face au colonisateur. Par ailleurs, la différence de traitement de ladministration française envers les différentes populations a contribué à nourrir un sentiment dinfériorité chez les musulmans, alors même que la France prônait la neutralité de lEtat vis-à-vis des religions. Pire encore, linitiative de la République Française nétait pas vue par les populations musulmanes comme un moyen démancipation de la société ou encore de progrès en termes de liberté et de citoyenneté, mais plus comme une volonté de domination vis à vis des indigènes. Aussi, selon lImam de la Mosquée de Villeurbanne, « cette domination était établie non seulement à des fins dexploitation économique, en ayant une certaine mainmise sur les richesses du pays, mais aussi à des fins dassimilation culturelle totale qui menaçait la perpétuation de leur identité religieuse ». Cette image-là restera ancrée dans linconscient des communautés musulmanes dAlgérie, y compris pour celles qui ont immigré par la suite.Après la Seconde Guerre Mondiale, la France panse ses plaies et ambitionne de reconstruire ce qui a été détruit. Ceci implique notamment larrivée massive de travailleurs issus des pays du Maghreb. La grande majorité des musulmans présents sur le territoire français est issue de cette vague dimmigration, venue travailler dans les usines et les chantiers français pendant les Trente Glorieuses, et souvent recrutée directement dans leurs pays par les entreprises françaises. Cela explique leur concentration sur cinq grandes zones liées à lhistoire industrielle française : Paris et sa banlieue, avec dimportantes concentrations en Seine-Saint-Denis en particulier ; Marseille, dont une grande partie de la population est dorigine maghrébine; Lyon et la vallée du Rhône Enfin, depuis les années 1970 et le premier choc pétrolier, le flux dimmigration de main-duvre a beaucoup diminué et les musulmans qui sinstallent en France arrivent majoritairement dans le cadre du regroupement familial. Une très large partie dentre eux a acquis la nationalité française, et aujourdhui la majorité dentre eux vit en France métropolitaine depuis deux ou trois générations. Cependant, de grosses inégalités subsistent encore actuellement entre ces populations et la population française. Et comme nous avons pu le voir précédemment, ces inégalités sont de multiples natures : sociales, géo-spatiales, économiques et poussent ces populations à exprimer leur rejet par leur identité musulmane.Ainsi, nous pouvons tout dabord distinguer les musulmans « sociologiques », cest-à-dire des résidents français originaires de pays à forte prédominance musulmane, ou des musulmans qui saffirment comme tel à partir de critères variables : conviction et pratique religieuse à divers degrés ou simplement par une identification à lhistoire et la culture musulmane, ceci nengageant en rien la personne à respecter les obligations en matière de foi et de pratique. Comme le décrit Olivier Roy dans son ouvrage « LIslam Mondialisé »3, cette catégorie ne se caractérise pas nécessairement par son rapport à la foi (qui varie évidemment selon chaque individu) mais par une identité « acquise par la naissance et lorigine ». Aussi, lassimilation à ce groupe convient et rassure les individus qui sy reconnaissent, dans la mesure où elle englobe un certain nombre de personnes qui auparavant se définissaient suivant une appartenance nationale ce qui peut paraître peut perdre de sa pertinence au fil des générations, avec la dilution de cette dernière ou suivant des qualificatifs « passe-partout », souvent stigmatisant et insatisfaisant car ne prenant pas en compte les particularités identitaires par exemple le terme « arabe », alors que beaucoup de personnes ne sont ni de langue ni de culture arabe. Nous pouvons également distinguer les musulmans « idéologiques », cest-à-dire des résidents français dont les racines sont françaises ou européennes, et qui décident de se convertir à lIslam par conviction religieuse. « Cette catégorie se caractérise par un rapport à la foi assez important et par ladoption rapide des obligations (même les plus difficiles) en matière de foi et de pratique. Selon une étude de l\’INED et de l\’INSEE publiée en Octobre 2010, 3 500 personnes se convertiraient à l\’islam par an. Bien que minoritaires, ces personnes sont pourtant les plus sensibles à lextrémisme et au radicalisme, car facilement influençable par les groupes fondamentalistes sils ne sont pas bien préparés. »Enfin, nous pouvons également évoquer les musulmans « par alliance », cest-à-dire des résidents français et/ou étrangers qui ont décidé de saffirmer en tant que musulman suite au mariage avec un(e) musulman(e). Comme pour la première catégorie, ces personnes ne se caractérisent pas nécessairement par leur rapport à la foi mais par une culture « acquise à travers lalliance avec le conjoint ». Il est également possible daborder la question du partitionnement de la population musulmane sous un autre point de vue. En effet, nous pouvons distinguer trois groupes dindividus suivant leur religiosité :-La majorité dite « silencieuse », qui comme son nom lindique, est composé dune majorité de sondés (46%). Ces individus sont caractérisés par le fait dêtre soit totalement sécularisés soit en train dachever leur intégration au sein de la société française, quils contribuent dailleurs à faire évoluer par leurs spécificités religieuses. Ils ne renient pas pour autant leur croyance, mais préfèrent garder cela dans le domaine du personnel, et ont une pratique religieuse nettement plus régulière que la moyenne nationale ;-Les conservateurs : cette catégorie est plus hétérogène et sinscrit clairement dans une position intermédiaire. Souvent fiers de leur appartenance religieuse, ils nhésitent pas à revendiquer clairement leur volonté dexprimer leur opinion religieuse. Très pieux (la charia demeure extrêmement important à leurs yeux tout en veillant à respecter la loi de la République), ils sont souvent favorables à ladaptation de leur lieu de travail à la religion (salles de prière) et ont très largement adopté le halal comme une norme et un style de vie, ainsi quune éducation (y compris à lécole) intégrant davantage leurs pratiques. -Les autoritaires forment le dernier groupe, et représente 28 % de la population sondée. « Ils sont souvent assez jeunes, peu formés et narrivent pas à sinsérer dans le monde du travail. Ils vivent majoritairement dans les quartiers populaires, dans les banlieues défavorisées, et à la marge des pôles urbains compétitifs et attractifs. Ce groupe se revendique comme conservateurs, bien que la pratique de leur foi soit davantage un moyen pour manifester leur malaise vis-à-vis de la société et leur rejet des règles imposées. » Si certains considèrent que la laïcité leur permet de vivre en harmonie avec leur foi ou considèrent que leur relation avec le divin est une question personnelle, on peut davantage y lire une attitude de retrait et de séparation vis-à-vis du reste de la société que la compréhension de ce que signifie la laïcité. LIslam est donc un moyen de saffirmer à la marge de la société.Ainsi, un parti-pris souvent alarmiste et inquiétant se dégage des discours de certains politiques et média lorsque le sujet de l’Islam est abordé. Pourtant, lorsqu’il s’agit de dresser un portrait exhaustif (statistique, quantifiable et mesurable) de la population musulmane, beaucoup butent sur la question. Qui sont-ils ? Que pensent-ils vraiment ? Nul ne le sait réellement car des carences en statistiques publiques subsistent, d’autant plus lorsqu’elles portent sur les religions. Ceci s’explique également, par le fait qu’il n’existe pas un, mais plusieurs portraits de la population musulmane, traduisant une réalité très éclectique. En effet, d’après l’enquête « Un islam français est possible » menée par l’Institut Montaigne, il n’y a ni « communauté musulmane », ni « communautarisme musulman unique et organisé » : les musulmans de France se définissent comme français de culture et de confession musulmane, dont le sentiment d’appartenance à la communauté est avant tout personnel.
Néanmoins, certains chiffres probants peuvent nous aider à dégager des tendances : toujours selon les résultats de l’enquête réalisée par l’Institut Montaigne, 5,6 % de la population métropolitaine de plus de 15 ans se présente comme musulmane. Par ailleurs, parmi les 1029 personnes sondées, près de 2 personnes sur 3 sont françaises et seulement 31% étrangers. Parmi les personnes titulaires de la nationalité française, une large majorité est née en France, alors que 30% ont acquis la citoyenneté française après leurs 18 ans (par naturalisation ou alliance). Cependant, si les parents des sondés sont, dans la grande majorité des cas, nés à l’étranger, plus d’un répondant sur deux est né en France (24% sont français par acquisition et 26% sont de nationalité étrangère).
Concernant l’âge des sondés, la population musulmane est en moyenne plus jeune que la population française : ainsi, les sondés musulmans sont âgés de 35.8 ans contre 41.7 ans pour la moyenne nationale. Par ailleurs, la structure socioprofessionnelle de la population étudiée se distingue par une surreprésentation des milieux populaires et des populations éloignées de l’emploi. Elle compte donc près d’un quart d’ouvriers, contre 13,1 % en moyenne pour la population française, et 38 % de personnes sans activité professionnelle, contre moitié moins dans l’échantillon global. Nous pouvons souligner une tendance relativement forte pour la population musulmane sondée à exercer des formes d\’emploi précaires (CDD, intérim, temps partiel). Néanmoins, nous pouvons aussi remarquer l’émergence d’une classe moyenne et supérieure : 10 % de professions intermédiaires et 5 % de cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les musulmans de religion ou de culture.
De plus, il est intéressant de noter que les musulmans de France partagent entre eux quatre grands traits caractéristiques :
– Une pratique religieuse régulière : « 31% des sondés déclarent se rendre au moins une fois par semaine à la mosquée ou dans une salle de prière contre 8,2% de la population française. » La pratique du jeun durant la période du Ramadan est également largement répandue chez les populations interrogées puisque « 71% des personnes se déclarant musulmans souhaitent jeuner durant ce mois sacré4. » Ainsi, la pratique religieuse régulière, caractéristique sur laquelle nous reviendrons plus tard, demeure extrêmement importante pour la grande majorité de la population musulmane car elle permet de générer un lien fort à travers une pratique spirituelle commune, dans un lieu commun.
– Le respect des normes alimentaires (communément appelée « Hallal ») : 70% des sondés affirment que les seuls produits qu’ils achètent sont « Hallal », alors que 20% mangent occasionnellement « Hallal », au gré de leurs envies et de leur porte-monnaie….
– L’ouverture à l’environnement : Paradoxalement, les signes d’ouvertures peuvent se mesurer à travers les réponses à deux types de questions qui ont trait à des prescriptions morales. « 32% de la population musulmane sondée dit consommer plus ou moins souvent de l’alcool et 71% dit avoir eu au moins une expérience d’une relation amoureuse avec une personne non musulmane ». Ces deux points soulignent l’importance d’une évolution des mentalités vers plus de libertés individuelles et d’ouverture
– L’acceptation de la laïcité : « La majorité des sondés (41%) se dit d’accord avec l’idée que la pratique de l’islam doit être adaptée et aménagée pour être conforme avec les principes de la laïcité en France. » Ce point suggère également la volonté des populations de trouver un équilibre entre liberté spirituelle et obligations collectives. Ce point demeurera cependant assez controversé, notamment à cause de la loi Emile Combe, qui sépare l’Eglise de l’Etat français, reléguant donc toute pratique religieuse dans le domaine privé.
Néanmoins, le portrait des musulmans de France ne se limite évidemment pas à ces caractéristiques communes. Voilà pourquoi, il serait intéressant d’envisager un partitionnement de cette population en plusieurs profils différents, afin d’analyser les différents points de différenciation et de divergence.