Emmanuel KANT

Emmanuel KANT, né le 22 avril 1724 à Königsberge, mort le 12 février 1804 est un philosophe allemand, fondateur de l’ « idéalisme transcendantal. Il a exercé une influence sur l’idéalisme allemand, le néokantisme, la philosophie analytique, la phénoménologie et la philosophie postmoderne. Son œuvre, considérable , diverse dans ses intérêts, mais centrée autour des trois Critiques, à savoir la Critique de la raison pure (1781), la Critique de la raison pratique (1788) et la Critique de la faculté de juger (1790), a fait l’objet d’appropriations et d’interprétations successives et divergentes.
Moïse (Moses) MENDELSSOHN, né le 6 septembre 1729 à Dessau et mort le 4 janvier 1786 à Berlin, est un philosophe juif allemand du mouvement des Lumières. Comme l’explique Michel Foucault :
« Il y avait [par rapport à 1784] une trentaine d\’années déjà que Mendelssohn était à ce carrefour [de la pensée juive et allemande], en compagnie de Lessing. Mais jusqu\’alors, il s\’était agi de donner droit de cité à la culture juive dans la pensée allemande – ce que Lessing avait tenté de faire dans Die Juden ou encore de dégager des problèmes communs à la pensée juive et à la philosophie allemande : c\’est ce que Mendelssohn avait fait dans les Entretiens sur l\’immortalité de l\’âme. Avec les deux textes parus [sur les Lumières] dans la Berlinische Monatsschrift, l\’Aufklärung allemande et la Haskalah juive reconnaissent qu\’elles appartiennent à la même histoire; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent. »
Dans la Critique de la raison pure, Kant discute les positions mendelssohniennes sur l’immortalité de l’âme présentes dans « Le Phédon ou entretiens sur l’immortalité de l’âme » (1830). Kant se livre également à une critique de la position de Mendelssohn dans son opuscule « Théorie et pratique « (1793), à propos du progrès général de l’humanité.
Dans cette dissertation, nous explorerons la question de l’orientation de la pensée. C’est dans l’opuscule Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786) que Kant expose sa conception. L’orientation y apparaît comme étant le rôle de la croyance morale de la raison. Autrement dit, la pensée s’oriente – ou du moins doit s’orienter – si elle veut être rationnelle, d’après la croyance morale de la raison. Le passage de cet opuscule dans lequel Kant livre sa conception de l’orientation fait explicitement référence à des passages de Moïse Mendelssohn. Cela montre clairement que ce discours de Kant s’est constitué contre celui de
Mendelssohn. La confrontation des conceptions de ces deux auteurs permettra de mettre en évidence un certain nombre de spécificités de la conception kantienne, notamment en cherchant comment et pourquoi Kant s’éloigne de la position de Mendelssohn à laquelle il fait référence. Cependant, si la croyance est, selon Kant, le moyen d’orientation générale de la pensée, tant du point de vue pratique que théorique, cela ne va pas sans poser problème. En effet, autant l’idée selon laquelle la croyance morale de la raison permet une orientation de l’usage pratique est compréhensible, autant l’idée que la croyance morale de la raison puisse servir d’orientation dans le cadre de l’usage théorique de la raison a besoin d’explications. Il nous faut donc partir à la recherche d’un éclaircissement. Pour résoudre cet apparent paradoxe, notre démarche doit avoir la rigueur d’une enquête quasi-scientifique. La portée de notre recherche touche à la question plus générale de la genèse de la pensée d’un auteur. En son contenu, la notion d’orientation, nous allons le voir se connecte à la croyance comme boussole de la raison : par le sens commun selon Moïse Mendelssohn et par la croyance selon Emmanuel Kant.
1. L’ORIENTATION PAR LE SENS COMMUN SELON MENDELSSOHN
Dans la mesure où Kant introduit explicitement son opuscule de 1786 comme un commentaire de la conception de Mendelssohn selon laquelle la raison spéculative doit, au moins le plus souvent, s’orienter selon le sens commun, il faut commencer par présenter les textes dans lesquels Mendelssohn expose cette conception et expliciter cette dernière. L’identification de ces textes n’est aucunement difficile puisque Kant lui-même nous les signale et y fait précisément référence. Il fait référence à trois textes de Mendelssohn. Le plus complet se trouve dans les Morgenstunden :
« À chaque fois que ma spéculation m’apparaît s’écarter trop loin du chemin du sens commun, alors je m’arrête et je cherche à m’orienter. Je porte le regard en arrière sur le point d’où nous sommes partis, et je cherche à comparer mes deux poteaux indicateurs. L’expérience m’a appris que, dans la majorité des cas, le droit chemin a l’habitude d’être du côté du sens commun, et la raison doit plaider de manière très décisive en faveur de la spéculation, lorsque je dois abandonner celui-là [le sens commun] et suivre celle-ci [la spéculation]. Elle doit distinctement me mettre devant les yeux comment le sens commun s’est écarté de la vérité et a pu se retrouver sur une fausse piste, en me faisant confondre sa simple ténacité avec une obstination indomptable. »
L’idée générale de ce passage est celle selon laquelle lorsque le philosophe, dans sa spéculation, arrive à des thèses qui s’éloignent de manière trop importante de celle du sens commun, c’est-à-dire de l’opinion commune, alors cela signifie sans doute qu’il s’est égaré. Il doit par conséquent chercher à s’orienter. Ainsi, la situation de départ pour l’orientation est une situation particulière : il s’agit toujours d’une orientation après coup. La pensée doit s’orienter lorsqu’elle est égarée. Les thèmes importants sur lesquels la pensée peut s’égarer de manière dangereuse sont ceux qui sont relatifs à la religion et à la moralité. C’est ainsi que Mendelssohn, dans sa réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières? » , conseille au philosophe de mettre « la main sur la bouche » en cas de conflit entre « les Lumières de l’homme », c’est-à-dire les Lumières qui intéressent l’homme en général indépendamment de sa situation sociale et de sa profession, et « les Lumières du citoyen », c’est-à-dire les Lumières qui intéressent l’homme relativement à sa position sociale et à sa profession. Il peut y avoir un conflit entre ces deux types de Lumières parce que « le mauvais usage des Lumières affaiblit le sentiment moral, conduit à l’obstination, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie. » Mais, en droit, ce principe d’orientation doit pouvoir s’appliquer à chaque fois qu’un écart est constaté entre le chemin que trace la spéculation et celui tracé par le sens commun. Plus important cependant est de souligner que ce principe s’applique lorsque les chemins sont déjà tracés. Il ne s’agit donc pas d’un moyen de s’orienter lorsque l’on trace le chemin de la pensée, c’est-à-dire lorsque l’on construit la pensée, mais bien plutôt lorsque la pensée est déjà construite. Il s’agit donc d’un principe qui permet de procéder à une sorte de contrôle de la pensée, ou, comme le souligne Alexis Philonenko, à une « ré-orientation ».
S’appliquant après coup, ce principe d’orientation est un principe de réflexion. Pour le penseur, il s’agit de marquer un arrêt dans la construction de sa pensée et de regarder en arrière afin de faire un travail de comparaison. Le constat d’un écart entre le chemin de la spéculation et celui du sens commun fonctionne ainsi comme un marqueur. Cet écart signale qu’il y a un problème, au moins un des deux chemins est mauvais. Ce constat invite alors assez naturellement le penseur à réfléchir aux pas qu’il a fait et qui l’ont mené là où il est arrivé. Il s’agit donc, en réalité, d’un aveu de faiblesse, non pas, sans doute, de la raison elle-même, mais de l’usage de la raison. Selon Mendelssohn, la raison est capable de tout prouver. Aussi, le philosophe construit sa pensée en faisant un pas après l’autre, c’est-à-dire une démonstration après l’autre. S’il constate, après un certain nombre de pas, que son chemin s’écarte de manière significative de celui du sens commun, alors Mendelssohn l’invite à utiliser son principe d’orientation et à revenir au point où les deux chemins se séparent afin de « comparer les deux poteaux indicateurs », c’est-à-dire comparer les raisons en faveur de chacun des chemins afin de choisir le chemin de manière réfléchie. Jusque-là, il s’agit d’un simple principe de précaution rationnelle : le philosophe n’étant pas immunisé contre l’erreur, il est bon, lorsqu’il constate un désaccord de sa pensée avec une autre pensée ayant un certain crédit, qu’il compare les raisons pour chacune des options théoriques afin de les évaluer et de choisir l’option qui a les meilleurs raisons pour elle. Cependant, Mendelssohn donne une certaine autorité de principe au sens commun. Cette autorité provient d’un constat statistique : le plus souvent, le sens commun a raison. De ce constat, Mendelssohn ne conclut pas que la raison doit s’abandonner au sens commun en cas de désaccord. Il conclut que la raison doit faire plus d’effort que le sens commun afin de justifier son chemin, notamment en montrant les erreurs du sens commun. Ainsi, en cas de désaccord, la raison doit d’abord montrer où et comment le sens commun s’est trompé avant de pouvoir prendre le chemin de la spéculation. Le désaccord de Kant relativement à cet usage du sens commun est célèbre, mais ce qui est important dans le cadre de ce chapitre, ce sont davantage les différences au niveau de la conception de l’orientation : le sens commun, c’est-à-dire, dans le texte de Mendelssohn, l’opinion commune, ne peut pas être le juge de la raison.
2. L’ORIENTATION PAR LA CROYANCE SELON KANT
Dans sa présentation de ce qu’il entend par le fait de s’orienter dans la pensée, Kant procède en partant d’une situation concrète pour aller vers une situation plus abstraite. Ainsi, il commence par exposer le principe de l’orientation géographique, à savoir le sentiment subjectif de la différence entre la droite et la gauche, en proposant une expérience de pensée consistant à imaginer que les étoiles dans le ciel se retrouvent complètement inversées d’Est en Ouest. Kant soutient alors que l’astronome ne pourrait rien remarquer s’il ne pouvait différencier, subjectivement, la droite de la gauche. Ou, pour le dire dans l’autre sens, l’astronome remarquerait l’inversion grâce à la différence subjective entre la droite et la gauche. Kant soutient ensuite qu’il en est de même en ce qui concerne l’orientation qu’il appelle mathématique, c’est-à-dire l’orientation dans un espace connu mais dans l’obscurité. De la même manière, il imagine que le mobilier d’une pièce a été totalement inversé. Il n’est alors possible de s’orienter, une fois la position d’un meuble connue, que grâce à la différence subjective entre la droite et la gauche. Kant en déduit que le principe de l’orientation est subjectif mais certain. Le sentiment de la différence entre la droite et la gauche est subjectif, mais a ceci de particulier qu’il est le même pour tout le monde. L’orientation qui nous intéresse ici et qui intéresse également Kant dans son opuscule, est l’orientation logique, c’est-à-dire l’orientation dans la pensée : « … il ne comprendrait plus seulement le pouvoir de s’orienter dans l’espace, c’est-à-dire mathématiquement, mais d’une façon générale celui de s’orienter dans la pensée ou encore logiquement. » La thèse centrale de l’opuscule est que l’homme doit s’orienter logiquement dans la pensée par la croyance morale de la raison. Mais avant d’entrer dans les détails du fonctionnement de cet orientation, regardons comment Kant définit l’orientation logique elle-même : « S’orienter dans la pensée en général signifie donc : étant donnée l’insuffisance des principes objectifs de la raison, se déterminer à l’assentiment d’après un principe subjectif de celle-ci. » L’orientation est donc une certaine manière de déterminer l’assentiment. Dans la mesure où c’est une certaine manière de déterminer l’assentiment, ce n’est pas la seule manière et il existe par conséquent des situations dans lesquelles il n’y a pas besoin de s’orienter dans la pensée. Kant précise que l’on a besoin de s’orienter lorsque les principes objectifs fournis par la raison sont insuffisants pour déterminer l’assentiment. Autrement dit, il y a besoin de s’orienter lorsque les raisons ou les arguments que nous avons à disposition pour déterminer l’assentiment sont objectivement insuffisants. Par exemple, nous pouvons nous orienter dans le cas de l’opinion et de la croyance, mais pas dans le cas du savoir. D’une part, le savoir est déterminé par des raisons théoriques objectivement suffisantes : il n’y a donc pas besoin de s’orienter. D’autre part, dans les cas où l’orientation est pertinente, Kant indique qu’elle correspond à une détermination de l’assentiment par un principe subjectif de la raison. Le passage par l’orientation géographique puis par l’orientation mathématique a montré comment le principe subjectif est constitutif du concept d’orientation. Cependant, afin d’être rationnelle, l’orientation doit se faire sur la base d’un principe subjectif de la raison, c’est-à-dire partagé par tous les agents rationnels, et non sur la base d’un principe subjectif privé, ni même sur la base d’un principe subjectif commun à tous les hommes, c’est-à-dire un principe anthropologique. Il y a une deuxième distinction à faire en ce qui concerne la situation dans laquelle on s’oriente. Dans l’opuscule de 1786, Kant formule l’idée d’un principe subjectif de la raison en terme de besoin de la raison, «… et c’est une conséquence de ce besoin qui forme le tout de la raison déterminante de notre jugement sur l’existence de l’être suprême. » La raison a besoin d’unité, elle aspire à l’unité et, par conséquent, à l’inconditionné. En définitive, Kant retrace alors très rapidement l’argumentation de l’« Appendice à la dialectique transcendantale » dans laquelle il expose l’usage régulateur des Idées de la raison, et notamment celle de Dieu qui, en tant qu’auteur intelligent du monde, permet d’unifier rationnellement toutes les connaissances de l’entendement. Concernant la situation de départ dans laquelle l’agent rationnel s’oriente, Kant souligne qu’il y a deux types de situations : soit l’agent rationnel s’oriente parce qu’il veut juger, soit il s’oriente parce qu’il doit juger. Cette distinction correspond à celle entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison. Dans l’usage théorique, l’agent rationnel fait l’hypothèse transcendantale d’un auteur intelligent du monde parce qu’il veut juger. Mais dans l’usage pratique, l’agent rationnel croit en l’existence de Dieu parce qu’il doit juger et déterminer sa volonté.
L’objet de cette section est l’orientation de la pensée par la croyance. Mais dans la mesure où Kant affirme que la croyance morale de la raison permet également de s’orienter dans l’usage théorique de la raison, c’est-à-dire dans la construction de la connaissance, il faut détailler un peu plus l’idée d’orientation dans les cas où l’on veut simplement juger. Dans un passage qui fait sans doute référence à la théorie de l’erreur de Descartes dans sa quatrième méditation et qui anticipe sur les propos de William James (1842 – 1910) dans sa conférence sur la volonté de croire, Kant signale que la volonté de juger nous amène à devoir nous orienter :
« Nous resterons assurés contre toute erreur si, lorsque nous n’en savons pas autant qu’il est possible de l’exiger d’un jugement déterminant, nous prenons garde de n’en point porter : en elle-même l’ignorance est donc sans doute la raison des limites de notre connaissance, mais non celle de ses égarements. Cependant lorsqu’il ne dépend point de nous de vouloir ou de ne pas vouloir juger (lorsque d’une part c’est un besoin réel et inhérent à la raison qui nous contraint de juger, mais que d’autre part aussi, l’insuffisance de notre savoir nous limite par rapport aux éléments exigés pour porter un jugement) il est nécessaire en ce cas, que nous trouvions une maxime d’après laquelle nous puissions fixer notre jugement. Car la raison veut être satisfaite. »
La première idée de ce passage est celle selon laquelle, en l’absence d’éléments suffisants pour établir un jugement valide, c’est-à-dire en cas d’insuffisance des raisons objectives, l’agent épistémique peut toujours s’abstenir de juger. L’agent épistémique suspend alors son jugement et ne s’égare pas. Il ne formule pas de jugements qui risquent d’être erronés et donc ne se trompe pas. En cela, il est assez proche de la théorie de l’erreur de Descartes. Mais, au contraire de Descartes, Kant ne considère pas que la volonté ait un pouvoir de détermination sur le jugement en tant que tel. Notons bien que dans le cas d’une absence de raisons suffisantes pour déterminer le jugement, l’agent épistémique peut bien vouloir juger au lieu de suspendre son jugement. Cela ne concerne alors pas la détermination du jugement mais bien plutôt la direction de l’enquête. Le jugement sera problématique et il donnera lieu à une opinion. Là-dessus, la volonté ne peut rien. Ainsi, la volonté ne provoque pas d’erreur mais peut nous éviter d’en faire. C’est là que Kant est assez proche de la position de William James lorsque ce dernier pose qu’il y a deux attitudes possibles dans le cadre de l’enquête : soit on essaye d’éviter les erreurs, soit on cherche à découvrir des vérités. En effet, nous pouvons également décider de porter un jugement. Cela ne signifie pas que nous pouvons décider de porter tel jugement plutôt qu’un autre. Nous pouvons simplement décider de porter un jugement plutôt que de suspendre notre jugement. Nous jugerons alors en accord avec les raisons qui sont à notre disposition. C’est ainsi d’ailleurs que, dans l’exemple de croyance pragmatique que Kant utilise dans le « Canon de la raison pure » de la Critique de la raison pure, le médecin porte le jugement selon lequel son patient est atteint de phtisie. Il ne décide pas, à proprement parler, de juger que le patient a la phtisie. En réalité, il n’aurait pas pu juger autrement, il n’aurait pas pu décider de juger que son patient a une autre pathologie. Il décide simplement de porter le jugement qu’il est en situation de porter plutôt que de s’abstenir, simplement parce que sa pratique de médecin l’exige. Il décide de porter le jugement, mais il ne décide pas du contenu de ce jugement. Le principe subjectif de l’orientation dans les situations que Kant qualifie, dans la Critique de la raison pure par la croyance pragmatique, est donc un besoin contingent de l’agent rationnel. Evidemment, dans le cas du médecin, le besoin n’est pas tout à fait contingent dans la mesure où le traitement du patient est constitutif de sa qualité de médecin. Le médecin a même prêté serment de venir en aide à son prochain et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour le soigner. Ainsi, sa décision de juger peut être considérée comme relevant d’une décision morale de ne pas mentir et de ne pas rompre son serment. Pour autant, cette exigence s’appliquant au médecin vient de sa situation particulière de médecin et n’est donc pas relative à la raison en tant que telle. On peut considérer qu’il a décidé, par avance, de porter un jugement dans ces cas d’incertitudes quant au diagnostic lorsqu’il est devenu médecin. D’autre part, il est tout à fait possible de forger d’autres exemples de croyances pragmatiques qui ne relèvent pas, même indirectement, d’un devoir moral. C’est même ainsi, finalement, que Kant présente les croyances pragmatique et doctrinale : il s’agit d’assentiments qui ont lieu du fait d’un principe subjectif qui n’est pas relatif à l’usage moral de la raison et en l’absence de principes objectifs suffisants. En somme, la croyance elle-même est de l’ordre de l’orientation. Cependant, dans la mesure où, d’un point de vue strictement épistémique, les croyances pragmatique et doctrinale sont de l’ordre de la simple opinion, il y a bel et bien une orientation dans l’usage théorique, c’est-à-dire une orientation dans la sphère de l’opinion. Toutefois, dans l’opuscule de 1786, s’orienter dans le cadre de l’opinion correspond simplement à décider de porter un jugement. Autrement dit, l’orientation dans le cadre de l’opinion ne nous indique pas quelle direction il faut prendre, elle nous dit simplement qu’il faut suivre les indications, mêmes insuffisantes, qui sont à notre disposition et avancer.
En ce qui concerne maintenant plus précisément la croyance morale et surtout son rôle d’orientation, Kant le formule de la manière suivante :
« Une pure croyance de la raison est ainsi le guide ou le compas grâce auquel le penseur spéculatif peut s’orienter dans ses incursions rationnelles dans le champ des objets supra-sensibles, ce guide permet à l’homme d’une raison commune mais saine de se tracer une voie pleinement appropriée au but total de sa destination au point de vue théorique comme au point de vue pratique. C’est aussi cette croyance rationnelle qui doit être prise comme principe de toute autre croyance et même de toute révélation. »
Il y a dans ce passage de l’opuscule de 1786 deux idées importantes à souligner dans le cadre de notre réflexion sur l’orientation.
Tout d’abord, par rapport aux textes de Moïses Mendelssohn auxquels Kant a fait référence au début de l’opuscule, le moyen d’orientation qu’est la croyance est qualifié de « compas ». Il est également possible de traduire le terme allemand par « boussole ». Rappelons que Moïses Mendelssohn utilise la métaphore du poteau indicateur pour qualifier l’orientation de la pensée. Il n’utilise pas la métaphore de la boussole qui est donc un élément ajouté par Kant. Cela signifie notamment que l’orientation, selon Moïses Mendelssohn, se fait par rapport à des chemins déjà tracés. S’orienter signifie donc choisir un chemin, non une direction. Dans le cas évoqué par Moïses Mendelssohn, il y a déjà deux chemins tracés, l’un par le sens commun, l’autre par la spéculation. De son côté, en ajoutant le terme « boussole », Kant indique qu’il pense à un autre modèle d’orientation, à savoir le modèle selon lequel s’orienter signifie choisir une direction et non un chemin déjà tracé. Une boussole, en indiquant le nord, permet de trouver les autres points cardinaux et par conséquent de trouver également vers quelle direction il faut aller pour se rapprocher d’une destination. Cependant, une boussole n’indique pas à proprement parler par où il faut passer. Elle n’indique pas les éventuels détours, ni là où il faut mettre ses pieds. Or parfois, la ligne droite n’est pas possible. Par conséquent, pour traduire la métaphore relativement à l’orientation dans la pensée, la croyance morale de la raison doit indiquer dans quelle direction se trouve la destination finale de la pensée, mais pas par où elle doit passer. L’orientation dans la pensée par la croyance morale de la raison ne permet pas de tracer le chemin partant de là où l’on se trouve pour aller à l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Cela reviendrait à pouvoir prouver ces deux thèses en montrant un parcours rationnel qui permet d’y aboutir. Or ce dogmatisme est précisément une des positions que Kant souhaite éviter. L’orientation par la croyance est donc censée ne procurer rien d’autre que la direction vers laquelle il faut essayer de se diriger, le tracé du chemin restant à la charge de l’agent rationnel après orientation. Pour comprendre comment cela fonctionne concrètement, il faut également prendre en considération les différents usages de l’orientation par la croyance morale que Kant signale dans ce passage.
La seconde idée importante à remarquer relativement à ce passage est le fait que Kant dénombre quatre situations dans lesquelles il est fait usage de l’orientation dans la pensée par la croyance morale de la raison. Ces quatre situations sont :
1. l’usage spéculatif, c’est-à-dire relatif aux questions de la métaphysique spéciale;
2. l’usage théorique, c’est-à-dire la construction de la connaissance;
3. l’usage pratique, c’est-à-dire relatif aux questions morales;
4. les autres croyances, notamment la croyance religieuse.
CONCLUSION
En effet, la question de l’orientation relativement aux autres croyances est vraiment extérieure à notre champ d’étude. Relativement aux croyances religieuses, l’idée de Kant est simplement que la religion est fondée sur la morale, et non pas l’inverse. Par conséquent, les croyances religieuses doivent être guidées par la croyance morale de la raison elle-même, avant d’accepter ce qui peut être écrit par ailleurs ou ce qui nous est dit. Le point que Kant a plus particulièrement en vue dans l’opuscule sur l’orientation est le premier : l’orientation relatif à l’usage spéculatif, c’est-à-dire relativement aux questions de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Il doit en effet défendre la philosophie critique de toute possibilité de rapprochement avec un certain spinozisme tout en préservant le droit de la raison à se gouverner elle-même, c’est-à-dire sans abandonner ce droit et s’en remettre au sens commun. Cette orientation dans le cadre de l’usage spéculatif correspond exactement à la définition de l’orientation que Kant a donnée plus haut dans son opuscule. Il s’agit de déterminer l’assentiment en l’absence de principes objectifs suffisants en le fondant sur un principe subjectif de la raison. Cependant, en ce cas, en quoi cette orientation ressemble-t-elle à une orientation par une boussole? En effet, la croyance morale de la raison semble nous permettre d’arriver à destination et pas seulement de trouver la direction vers laquelle nous devons nous diriger. La croyance morale de la raison est la détermination de l’assentiment concernant les questions de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, ce n’est donc pas un moyen de trouver la direction vers laquelle il faut aller pour répondre à ces questions. Il faut toutefois souligner deux éléments qui permettent de comprendre en quoi la croyance morale de la raison est considérée par Kant comme un moyen d’orientation pour la spéculation et pas uniquement comme le moyen de répondre à ces questions.
Tout d’abord, il faut avoir à l’esprit qu’il n’est ni évident ni immédiat d’arriver à un assentiment sous la modalité de la croyance. En admettant que l’on ait affaire à une personne morale, c’est-à-dire une personne dont la volonté est déterminée par la raison à poursuivre le Souverain Bien, il faut encore que cette personne ait conscience de l’insuffisance des raisons théoriques en faveur de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Sans cela, l’assentiment n’est pas une croyance mais relève de l’ordre de la persuasion, un assentiment insuffisamment fondé d’un point de vue théorique qui est pris pour suffisamment fondé. Or, cette conscience de l’insuffisance des raisons théoriques en faveur des thèses de la métaphysique spéciale est le résultat d’un travail continu. La « Discipline de la raison pure dans son usage polémique », au sein de la « Doctrine de la méthode » de la Critique de la raison pure indique en effet que le travail objectif de la « Dialectique de la raison pure » montrant l’insuffisance des différents types d’arguments prétendant décider dans une perspective théorique des questions de la métaphysique spéciale n’est pas suffisant pour réellement prendre conscience de cette insuffisance : encore faut-il mettre concrètement à l’épreuve les argumentations particulières que l’on peut rencontrer. La « Dialectique de la raison pure » met sous nos yeux l’insuffisance des arguments théoriques mais il reste encore à en prendre conscience pour les intégrer à notre comportement épistémique en matière d’assentiment. En ce sens, la croyance reste un but à atteindre et à ne pas confondre avec celui du dogmatisme qui cherche à prouver et donc à établir un savoir concernant ces questions.
Le deuxième point qu’il faut garder à l’esprit est le fait que la spéculation ne s’arrête pas à la seule question de l’existence de Dieu et d’un monde futur pour l’âme. Le penseur spéculatif va également vouloir les caractériser. Or, dans cette caractérisation il est possible, et c’est même la seule possibilité légitime d’avancer, de prendre comme moyen d’orientation la croyance morale de la raison dans la mesure où celle-ci procure les conditions sous lesquelles il faut penser l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. C’est donc en tant qu’ils assurent la possibilité du Souverain Bien qu’il est possible, pour les philosophes spéculatifs de caractériser plus précisément Dieu et le monde futur. En ce sens aussi, la croyance morale de la raison en l’existence de Dieu et en l’immortalité de l’âme produit l’orientation de la pensée lorsqu’elle veut aller plus loin dans la spéculation. En ce qui concerne l’orientation dans l’usage simplement théorique, Kant insiste bien sur le fait que celui qui s’oriente grâce à la croyance morale doit encore, par la suite, tracer son chemin. Autrement dit, la croyance morale de la raison lui donne une direction pour sa recherche mais cela ne le fait pas avancer. Cela ne lui permet pas encore d’établir de nouvelles connaissances. D’une manière qui reste à déterminer, la croyance indique simplement la direction dans laquelle chercher de nouvelles connaissances mais ne permet pas de les construire. Par contraste avec l’usage spéculatif, l’usage théorique concerne l’usage de la raison qui est fait relativement à des objets d’une expérience possible. Il est alors possible d’établir des connaissances à leur propos. Il est possible, au moins en droit, de trouver des raisons théoriques suffisantes pour justifier le fait de les tenir pour vraies. L’orientation n’a donc pas besoin de déterminer l’assentiment. Pour être plus précis, dans la mesure où ce qui est visé est un assentiment sous la modalité du savoir, ce dernier doit être déterminé par des raisons objectives d’ordre théorique et ne peut donc pas être déterminé par une croyance, fût-elle une croyance morale de la raison. Notons cependant que l’orientation dans le cadre de l’usage théorique relève en réalité de ce que Kant appelle dans la Critique de la raison pure l’usage régulateur de la raison. Nous allons traiter cet usage et son rôle dans la construction de la connaissance dans la section suivante.
Pour autant, ce passage nous apprend qu’à la différence de l’orientation de la pensée dans la sphère des objets supra-sensibles qui s’adresse spécifiquement au philosophe spéculatif, l’orientation dans l’usage théorique, tout comme dans l’usage pratique, s’adresse à « l’homme d’une raison commune mais saine ». Cela signifie que l’orientation dans l’usage théorique et dans l’usage pratique concerne tous les hommes. En mettant en avant le critère de la raison commune, Kant répond en quelque sorte à Moïses Mendelssohn. En effet, la raison commune, tout comme le sens commun, est ce qui est partagé par tous les individus. Un usage correct de la raison ne peut pas s’écarter de ce à quoi doit assentir la raison commune. Lorsque deux individus ou groupes d’individus sont en désaccord et prennent des chemins théoriques différents, cela signifie qu’au moins l’un d’entre eux fait un usage particulier de la raison, et ne fait donc pas usage de la raison commune. Or la raison commune est celle qui peut être communiquée, ou, pour être plus précis, celle dont l’assentiment qu’elle provoque peut être communiqué. Ce n’est donc pas un hasard si Kant place à la fin de son opuscule une défense de la liberté d’expression. Cette défense de la liberté d’expression est la première partie d’une critique de la position que Kant appelle l’enthousiasme et qui veut libérer la raison de toute loi. Le lien de cette critique avec l’importance de la communication est visible dans la façon dont Kant dénonce l’enthousiasme. Il parle en effet d’« illumination », d’« inspiration » et de « superstition ». Ces trois termes se réfèrent à un usage privé de la raison, c’est-à-dire un usage qui ne peut pas être communiqué, en droit, à tous les individus rationnels, mais seulement à ceux qui partagent les fondements privés de ces assentiments.