Revenus et dépenses de l’État en 1715

On constate que le déficit pour l’année 1715 est de 77 094 000₶ et lorsque les déficits des années précédentes sont introduits, la dette que Louis XIV laisse en héritage atteint
2 936 000 000₶, une somme qui « équivalait à près de dix-huit années du revenu public » .

À la mort de Louis XIV, la situation est donc plutôt sombre. Les taxes et les impôts sont élevés et très nombreux, mais de manière effective, ces impôts retombent sur les individus les moins nantis et de manière globale, le taux d’impôt est très faible, ce qui est reflété par l’intervention quasi inexistante de l’État.

Technologie initiale

Technologie d’impression
L’imprimerie avec le procédé de type typographie est inventée vers 1450 par Gutenberg. Son innovation permet de réduire les coûts de dissémination de l’information de manière importante. Au début du XVIe siècle, des imprimeries s’implantent dans la majorité des grandes villes, incluant Paris . Toutefois, voyant la rapidité à laquelle le protestantisme se répandait, l’Église catholique et l’État français s’allient pour censurer les œuvres qu’ils jugent menaçantes pour leur pouvoir . Ainsi, l’impression en France connaît une chute drastique et peu d’œuvres sont imprimées en français. Toutefois, ailleurs, l’impression des textes de philosophes en français devient courante et en 1715, la majorité des œuvres en France proviennent de l’extérieur . La technologie d’impression dans le vernaculaire est donc insignifiante dans le pays. L’efficacité de cette technologie dépend aussi de la facilité de répandre l’information, représentée par l’alphabétisation et la standardisation de la langue.

Alphabétisation
Les niveaux d’instruction, mesurés par les cartes de civisme et d’une enquête de l’institut national d’études démographiques (INED), montrent une disparité importante entre les régions rurales et urbaines . En effet, dans les villes, le taux d’illettrés est d’environ 47 % et à Paris, il n’est que d’environ 14 %. Comparativement, en France dans son entièreté, il est d’environ 66 %. Les données de 1720 à 1724 sont utilisées ici, car elles sont plus précises et se basent sur des sources plus fiables. Les taux de 1715 ressemblaient très probablement à ceux-ci. Cela dit, seulement le tiers de la population française est minimalement instruite à cette époque.

Comparativement à d’autres pays d’Europe, la France n’est pas en retard à cet égard. Cependant, dans les pays où le protestantisme s’établit, les taux d’alphabétisation sont plus élevés à la même époque . Par exemple, aux Pays-Bas, on estime que la majorité sait lire et écrire dès le XVIe siècle .

Standardisation de la langue

Même si

le français est la langue officielle, elle n’est pas utilisée partout par le peuple français. En général, la lecture du latin est enseignée et le français n’est appris que de manière rudimentaire . En général, les langues régionales sont alors prioritaires pour la communication inter individus. Pourtant, il existe de nombreux ouvrages rédigés en français dès le début du XVIIe siècle par des érudits comme Jean Nicot, René Descartes et Leibniz. Dans ce milieu, la langue devient si populaire qu’elle est considérée comme langue internationale. En effet, les cours de Russie et de Prusse abandonnent le latin comme langue véhiculaire pour se tourner vers le français.

En récapitulatif, à la mort de Louis XIV, le territoire est moyennement grand. Le taux d’impôt, qui paraît élevé en raison de sa répartition douteuse, est en réalité faible. La technologie d’impression, quant à elle, est amoindrie par la censure qui place la France en retard par rapport aux régions protestantes d’Europe. Pire encore, la diffusion du savoir est ralentie par un taux d’alphabétisation qui stagne ainsi qu’un faible niveau de standardisation du français. Avec les nombreuses injustices et famines qui guettent le peuple, comme notoirement celle de 1709, peut-on espérer une amélioration de la situation ?

Section III – Revue des études déjà réalisées

La situation de la France en 1715 définie, passons maintenant en revue cinq publications provenant d’experts de différents milieux qui proposent des causes probables de la Révolution française annonçant la fin de l’Ancien Régime et l’avènement de la République.

Chaussinant-Nogaret (1993)

L’historien Guy Chaussinant-Nogaret, connu pour son analyse des élites du XVIIIe siècle, propose dans Gens de finance au XVIIIe siècle une analyse des financiers français de cette époque menant vers la Révolution française. Dès le début du siècle, le système fiscal français est irrationnel et non productif . Les impôts directs, comme la taille, sont répartis inégalement et sont mal établis. Le système permet des exceptions, sous forme de rachats et d’abonnements . De plus, les impôts indirects étaient trop complexes pour être perçus adéquatement. Ainsi, les revenus de l’État sont basés sur un système déficient et sont donc destinés à être faibles. Ce système n’était d’ailleurs pas modifiable à cause des Parlements qui n’acceptent pas d’impôts plus juste .

Pour avoir assez de liquidités pour supporter ses affaires courantes, l’État doit se fier à quelques financiers pour assurer des avances de fonds importantes . Évidemment, l’État doit rembourser ces banquiers avec un taux d’intérêt élevé. Ces financiers proviennent souvent de même famille et il est commun qu’un receveur soit cousin ou beau-frère d’un contrôleur général . Ainsi, le népotisme fait monnaie courante. La dépendance entre l’État et les financiers est donc encore plus importante, car ce groupe peut décider s’il prête ou non au roi, ce qui leur donne le pouvoir politique absolu de la France . C’est l’oligarchie des financiers. Alors, quand les récoltes et le commerce fleurissent, et que les revenus de l’État sont suffisants, tout va bien, mais quand les revenus viennent à manquer, notamment en temps de guerre, c’est le désastre . C’est ce qui arrive en 1759, où les dépenses militaires et maritimes associées à la guerre de Sept Ans en plus du blocus britannique rendent les finances critiques . L’état ne fait qu’empirer jusqu’en 1787 où une crise de liquidités amène de grandes faillites successives de financiers et de caisses, malgré les bilans positifs .

Selon lui, la crise, qui se solda par une restructuration globale, fut donc causée en grande partie par l’archaïsme de l’impôt direct et la dépendance aux anticipations du système financier français . Même avec des financiers compétents qui essayaient de moderniser le système, les parlementaires empêchaient tout changement, et seule une crise d’une telle ampleur pouvait faire changer les choses.

Cependant, il ne parle que très peu de chocs technologiques et son explication ne semble pas suffisante pour démontrer son incidence sur la Révolution. Si ce n’était que ça la cause, nous n’aurions pas vu des changements aussi profonds dans d’autres sphères de la vie en France, et seulement des changements politiques et financiers. Il faut donc chercher vers des causes plus générales pour expliquer la crise, car même si la nature du système fiscal français y a indéniablement contribué, son occurrence seule n’aurait pas pu causer des changements aussi profonds.

Le Bon (1916)

Pour sa part, dans son œuvre : La Révolution française et la psychologie des révolutions, Gustave Le Bon, psychologue, sociologue et philosophe, présente une analyse reposant seulement sur la psychologie pour expliquer la Révolution, qu’il ne considère pas comme un événement soudain . Elle provient d’une suite progressive d’événements dépendants ou non comme par exemple les guerres, la famine, la misère financière de la fin du règne de Louis XV . Une autre influence majeure fut les philosophes, pas par l’avènement de nouvelles idées, mais par leur contribution dans le développement de l’esprit critique, qui amène un questionnement des dogmes établis . De plus, étant donné que l’État et l’Église sont intimement liés, une perte la pensée théologique en faveur de la pensée scientifique affecterait les deux institutions.

Selon Le Bon, un affaiblissement d’un groupe hétérogène, c’est-à-dire un groupe avec des idées divergentes telles une assemblée, permettrait à des groupes homogènes d’avoir plus d’influence et de prendre contrôle . Ainsi, la convocation des États généraux en 1789 pour la première fois depuis presque deux siècles aurait probablement coûté la vie à Louis XVI et au système, affaiblit politiquement . Cette assemblée, constituée de 1200 députés, rassemble les trois ordres. Environ la moitié sont envoyés par le tiers état et l’autre moitié par les nobles et le clergé . Toutefois, 200 députés du clergé, d’origine roturière, se joignent à ceux du tiers état. Quelques semaines plus tard, après plusieurs échecs des pourparlers, les députés du tiers état considérèrent qu’ils représentaient environ 95 % de la population française et l’Assemblée nationale est née, engrangeant la Révolution française.

Même si cette œuvre montre bien les processus généraux qui ont amené la Révolution française, les chocs technologiques ne sont pas mentionnés directement et la psychologie est la seule cause avancée pour résoudre le mystère. L’évolution des idées pour donner suite à des changements défavorables est la ligne directrice, mais pour que ces idées évoluent, cela implique nécessairement une technologie suffisante présente pour supporter la dissémination de la langue, ce qui n’était présent en France que très tardivement. Dans ce cas, considérer la Révolution française du point de vue psychologique en tenant compte implicitement d’un niveau de technologie d’impression constant semble être limitant.

Eisenstein (1979)

Elizabeth Eisenstein, historienne, se spécialise dans l’effet de l’imprimerie sur les sociétés. Dans The printing press as an agent of change, elle cherche à montrer l’effet profond de cette technologie notamment sur la dissémination, la préservation, la standardisation, la réorganisation et l’amplification des idées dans une société. Par exemple, la présentation et la disposition des documents imprimés tendent à amener à long terme une réorganisation des processus mentaux des individus, ce qui pourrait augmenter leur capacité de structure des pensées . Ainsi, un forgeron qui lit un livre clairement structuré sur la méthode de forgeage aura plus de facilité à se remémorer les étapes à suivre. De plus, l’impression permet à un message d’être amplifié ou renforcé . Si une multitude d’auteurs écrivent sur un même sujet, la perception de l’importance de ce sujet par le peuple sera plus grande. Alors, les idées nouvelles prennent du temps à s’établir et remplacer les vieilles idées, beaucoup plus présentes.

Sans aller en détail dans les causes de la Révolution française, elle montre les effets de l’introduction de l’imprimerie sur la société, qui amènent des phénomènes de duplication et de publicité . Les effets d’amplification et de renforcement par une quantité de plus en plus importante de publications semblent être la cause principale du choc. Les philosophes et leurs idées se seraient répandues silencieusement chez les lecteurs solitaires avant même que ces idées deviennent la norme . Cette influence indirecte, mais forte, aurait au bout de quelque temps modifié la mentalité commune jusqu’à mener à une confrontation d’un système qui était incompatible avec eux.

Certains facteurs, comme la standardisation et l’alphabétisation, auraient contribué à former un peuple plus critique. Par exemple, vers les années 1760, la dissolution de l’ordre des Jésuites, qui contrôlaient l’éducation, permet qu’un effort soit fait pour avoir une langue vernaculaire commune, soit le français . Celui-ci remplace les langues régionales et un système d’éducation nationale est créé, abandonnant le système clérical . Cet effort pour rapprocher l’élite professionnelle du peuple en termes d’alphabétisation amène en contrepartie un éloignement de la religion pour favoriser la raison .

Pour Eisenstein, l’avènement de l’imprimerie n’est alors pas un fait isolé, mais bien un moteur qui a amené les changements majeurs en Europe dès le XVe siècle. Son analyse permet de comprendre les transformations lentes, mais profondes dans les mentalités des peuples. Cependant, c’est une analyse très large qui ne se concentre pas en détail sur la Révolution française et qui ne prend pas en compte les changements dans la taille des États et des niveaux d’imposition à la suite du choc technologique.

Innis (1950)
Dans Empire and Communications, Harold Innis démontre que la communication est primordiale dans l’administration et l’organisation d’un empire . Ainsi, selon Innis : « The effective government of large areas depends to a very important extent on the efficiency of communication » . Alors, pour qu’un gouvernement puisse effectivement administrer un territoire plus large, il faut que la technologie de communication le permette. Pour refléter cette efficacité, il introduit les concepts de temps et d’espace qui font respectivement référence à la durée de vie du média de communication et à sa capacité de dissémination dans le territoire de l’État. Par exemple, un livre sera considéré comme un média de communication qui respecte le concept de temps, mais puisqu’il est lourd et durable, ne satisfait pas le concept d’espace. Ce sera le contraire pour un pamphlet ou une brochure qui seront légers. Un État qui voudra persister devra trouver des compromis dans les médias de communication pour qu’un biais envers le temps d’un média soit équilibré par un média ayant un biais envers l’espace . Un biais vers l’un ou l’autre des concepts affectera la stabilité de l’empire.

La partie qui nous intéresse est la section VI, Paper and the printing press. Même si la France est un des plus grands producteurs et exportateurs de papier vers la fin du XVIIe siècle, la censure de toute forme de critique envers la monarchie éloigne les imprimeurs, qui ont beaucoup plus intérêt à aller imprimer en Hollande ou en Angleterre . Pour contourner ce problème, les gens qui souhaitaient lire des publications d’auteurs français devaient les importer illégalement de la Hollande vers la France. D’ailleurs, au XVIIIe siècle, c’est la Hollande qui permet la dissémination de la connaissance et de la pensée tout en protégeant certains auteurs français marquants comme René Descartes et Jean-Jacques Rousseau . Ainsi, la politique d’exportation massive de papier combinée à la suppression de l’imprimerie est selon Innis, le déséquilibre qui mène à la Révolution de 1789 . En d’autres mots, cette politique réduit d’une part l’importance du concept de temps avec la minimisation de l’accessibilité aux livres et d’autre part augmente le concept d’espace avec une montée des importations de pamphlets et de brochures en réaction à cela.

Puisqu’il analyse l’effet des biais des médias de communication sur les grands empires, il ne parle pas énormément de la France au XVIIIe siècle. Il parle tout de même de l’effet de l’imprimerie sur d’autres États tel que le Royaume-Uni. Cela dit, il semble clair que la technologie de communication a eu une influence sur les changements en France vers la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, l’analyse d’Innis ne traite que de l’effet de la technologie de communication sur la stabilité d’un empire, et lui-même admet que les changements majeurs dans une société ne peuvent pas être expliqués qu’avec cette théorie et que c’est entre autres la diffusion des idées, rendue possible par la politique française, qui fait le reste du travail .

Dudley (1991)
Dans The Word and the Sword, Leonard Dudley propose un modèle basé sur les œuvres d’Harold Innis et William McNeill qui lie les chocs technologiques importants avec les changements dans la structure des États . Cette structure est définie par les limites d’applications de la violence ainsi que du niveau de taxation, respectivement la marge externe et la marge interne d’un État. Ces limites dépendent des économies d’échelles militaires et informationnelles, qui affectent les coûts de contrôle du territoire et la volonté des citoyens de payer de l’impôt . Ainsi, un choc qui modifiera les économies d’échelle militaires ou informationnelles amènera un déséquilibre qui amènera l’État à modifier son territoire et son niveau d’intervention.

Pour soutenir cette théorie, il distingue huit chocs décisifs dans l’histoire. La moitié affectent les rendements d’échelle informationnels et les autres traitent des économies d’échelle militaire . La technologie nous intéressant ici étant l’imprimerie dans le vernaculaire et ses implications sur la structure de l’État, la section The Eclipse of the Caravans nous éclaircit. Même si cette section ne traite pas directement de la France au XVIIIe siècle, elle prédit tout de même que l’imprimerie dans une langue vernaculaire standardisée amènera un État à augmenter sa marge externe et sa marge interne en raison d’économies d’échelle importantes sur la dissémination de l’information. C’est le cas des Pays-Bas, qui deviendra un grand empire avec une forte taxation à la suite de l’introduction de cette technologie . Ce n’est toutefois pas le cas pour la France à cette époque. En effet, pour préserver son monopole de l’information , l’Église censure les publications autres que celles écrites en latin . Les conséquences de cette censure sont un énorme retard de la France en termes d’alphabétisation. Vers la fin du XVIIe siècle, plus des trois quarts de la population étaient illettrés comparativement à moins de la moitié dans les régions protestantes comme Amsterdam, une tendance qui durera plusieurs siècles .

Ce livre est très pertinent, car même s’il ne traite pas directement du choc au XVIIIe siècle, il propose que l’arrivée de l’imprimerie dans le vernaculaire amène un choc important au XVIe siècle, particulièrement en Europe. En tenant compte de la situation arriérée de la France, ce modèle nous permettra de voir si l’imprimerie dans le vernaculaire aura bel et bien eu l’effet prédit sur la structure française en termes du niveau d’impôt et de la taille de l’État.

Après ce survol, nous soupçonnons maintenant que les développements technologiques de l’imprimerie dans le vernaculaire ainsi que de l’amélioration dans la diffusion de cette technologie ont profondément modifié la structure française fiscale et territoriale du XVIIIe siècle. Passons maintenant à l’analyse théorique de ce choc, qui essayera d’expliquer les changements d’après le modèle de Dudley.