LE CONCEPT DE L’HORREUR
Judith Décapitant Holopherne (Le Caravage, 1598)
Il y a eu à travers l’humanité plus d’une dizaine de représentation de cette célèbre anecdote tirée de la Bible. L’histoire racontée par ce tableau est la suivante; Judith, dont la ville est assiégée par les Assyriens, rencontre et séduit leur général Holopherne, puis le décapite alors qu’il est encore sous la grande influence de l’alcool après un somptueux buffet. La version peinte par Le Caravage en 1598, du moins la première et seule officiellement reconnue de lui, illustre le moment précis du meurtre, au contraire de plusieurs autres qui montrent Judith et sa servante quelque temps après transportant la tête ou le corps du général ou juste avant le meurtre alors qu’elles se préparent ou bien mangent au buffet. Ce qui démontre l’horreur à travers ce tableau est ce qu’on peut observer dans les yeux d’Holopherne alors qu’il se fait décapiter; la peur face à sa propre mort et l’horreur lorsqu’il comprend la trahison dont il est victime. Au moyen-âge, l’espérance de vie n’était pas très élevée et donc la mort frappait jeune, mais on avait tout de même pas envie de mourir assassiné, et tous avaient peur de ce qui se trouve après la mort, comme
« Plus largement, avec le Caravage, c’est le drame humain qui l’emporte sur l’iconographie religieuse, quand bien même il s’y inscrit et la décline. C’est ainsi que les sujets les plus violents tiennent tant de place dans ses peintures et celles de ceux qui viennent après lui. Judith et Holopherne, David et Goliath, saint Sébastien percé de flèches. »
Les Joueurs de Skat (Otto Dix, 1920)
Ce tableau ne fait pas référence à une histoire à proprement parler, mais raconte à travers ces hommes mutilés les horreurs de la Grande Guerre. Otto Dix représente dans ce tableau les hommes, revenus du front, horriblement défigurés, en train de jouer au skat, un jeu de carte populaire en Allemagne. L’homme de gauche a le visage brûlé et a perdu un œil, ses deux bras et une jambe, qu’il a remplacé par une jambe en bois. Il joue aux cartes avec son autre pied et une main articulée, et utilise un tuyau pour entendre car il a perdu l’audition. L’homme du milieu a un œil de verre et n’a pas de mains ni d’oreilles, il tient ses cartes avec sa bouche ou les dépose sur un socle devant lui. Il lui manque de la peau sur la tête, visiblement scalpée et n’a que deux moignons à la place des jambes. Le dernier homme, celui à droite du tableau, a une fausse mâchoire en métal, aucune jambe et un cache-nez. Une de ses mains est une prothèse et l’autre est articulée. La différence notable sur ce personnage est la croix de fer visible sur son manteau, une décoration militaire allemande. L’horreur de la guerre et de la mutilation est présente dans chaque petit détail de ce tableau. Ces hommes mutilés nous font peur, c’est vrai, mais ils n’ont fait que se battre pour leur pays. Une autre forme d’horreur visible dans ce tableau est le fait que chacun d’entre nous qui le regarde est horrifié, alors que ce n’est qu’une représentation d’hommes qui ont fait leur devoir militaire mais qui ont été blessés gravement en le faisant… Il est aussi possible de voir une tête de mort dans la lampe eu haut à gauche du tableau. Les lignes principales de cette toile sont désordonnées, à l’image du chaos des corps représentés. Les couleurs utilisées sont très ternes, dans des teintes de vert et de bleu. La représentation est abstraite mais pas assez pour qu’on ne puisse distinguer les corps mutilés et le décor. La lumière vient de la lampe en haut à gauche, et on peut considérer que l’artiste a aussi utilisé le clair-obscur (la clarté de la chair des hommes et des cartes, et l’obscurité du fond). Notre regard est dirigé vers le centre de la carte où il y a les cartes, puis s’éloigne vers les coins en prenant compte des hommes assis autour de la table. Les formes sont très géométriques et rigides. Tiré du site du Musée d’art Moderne (The Museum of Modern Art, 2018) :
“As you look through Dix’s painting, you see this contrast between the mechanical and the organic, between the flesh and the prosthetic, between the viscous application of oil paint, and the materials of montage or collage along the lower edge of the composition. This play between organic and inorganic is particularly poignant in the similarities between the officer’s prosthetic legs and the wooden legs of the chairs. “
Fille au Masque de Mort (Frida Kahlo, 1920)
Ce tableau met en évidence évidemment la jeune fille qui porte un « masque de mort » à ses pieds, en plus d’avoir une tête de squelette. Frida Kahlo a été victime, dans sa jeunesse, d’un énorme accident d’autobus dont elle est miraculeusement sortie vivante mais qui lui a probablement causé ses fausses couches. Le tableau Fille au Masque de Mort représente l’horreur face à la mort d’un enfant car il représente à ses yeux et aux nôtres l’enfant qu’elle ne pourra jamais avoir en raison de cet accident. Un enfant est la raison principale de vivre des humains depuis des dizaine de milliers d’années, et ne pas en être capable est uen chose qui a profondément horrifiée Frida Kahlo. Les fausses couches furent particulièrement souffrantes autant mentalement que physiquement sur l’artiste et l’ont marquée, ce que l’on peut voir par la suite dans ses œuvres. La composition de l’œuvre est assez simple : À mi-chemin entre le réalisme et l’abstraction, le tableau présente le corps de la fillette qui tient dans ses mains une petite fleur et, à ses pieds, un masque de mort traditionnel mexicain qui représente bien évidemment la mortalité et l’au-delà. On peut voir simplifié à l’arrière-plan des montagnes et un ciel plein de nuages. Contrairement à la plupart de ses œuvres connues, (environ 55 sur son total de 200 toiles) la Fille au Masque de Mort n’est pas un autoportrait la représentant, c’est toutefois un autoportrait de sa vie. Comme le dit Wouter Van Der Veen, historien de l’art, spécialiste de Van Gogh et de l’autoportrait (Frida Kahlo : Les Enjeux de l’autoportrait, s.d., para.1) :
« Un autoportrait (en tant que représentation de soi) n’est pas une image. Un autoportrait peut s’écrire, se photographier, se peindre, se baser sur des jeux d’ombres… Le but de l’œuvre est d’être communiquée à quelqu’un (acte de le faire et de le communiquer). Toute expression de soi-même est un autoportrait. Si on veut voir les œuvres de Frida Kahlo correctement, il faudrait les retourner car faire son portrait en se regardant dans un miroir donne à se représenter à l’envers. »
Notre œil est attiré par la fleur proche du centre du tableau, puis détaille le corps et la tête en squelette de l’enfant, pour finalement s’arrêter sur le masque de mort par terre. La source de provenance de la lumière n’est pas vraiment définie dans l’image, mais il n’y a pas vraiment de zone d’obscurité et tout est bien éclairé. La signature de l’artiste est visible en bas à gauche.
Les Inaptes au Travail (David Olère, 1945 à 1982)
David Olère est un artiste juif polonais qui a obtenu la nationalité française en 1937. Il a été emprisonné à Auschwitz entre 1943 et 1945, et a fait partie du Sonderkommando, une équipe chargée de brûler les corps. C’est de là que provient l’inspiration pour la plupart de ses travaux. Sa toile Les Inaptes au Travail peinte après sa libération nous emmène avec lui vivre les horreurs des camps d’extermination nazis. Son coup de pinceau dépeint l’horreur, la fatigue, la tristesse et l’incompréhension des jeunes et moins jeunes qui ne réalisent pas ce qui leur arrive, qui ne réalisent pas que pour les allemands, un juif qui ne peut travailler n’est pas mieux qu’un juif mort. On peut voir l’horreur des camps de travail, de concentration ou de mort c’est bien sûr, mais on peut aussi deviner l’horreur de la guerre, l’horreur de la mort et l’horreur de l’Holocauste derrière ce tableau. Avant de réaliser ses toiles, il a commencé par faire des dessins de ce qu’il a vu et vécu dans ses camps pour finalement transformer ces témoignages en peintures. Dans Les Inaptes au Travail, Les couleurs qui apparaissent sont le blanc, l’orange, le noir le rouge et le gris. Ces couleurs sont pour la plupart tristes et sombres mais le rouge qui apparaît à l\’horizon tranche tout en nous rappelant la croix gammée et le parti nazi. Le clair-obscur a été utilisé dans cette œuvre, alternant entre la clarté de la chair cadavérique de la famille juive et l’obscurité du fond et de leurs vêtements. Notre œil est d’abord attiré par la famille et l’horreur de leur sort décrit et peint dans leur visages frêles, blancs et anguleux par l’artiste, puis s’éloigne vers les bords du tableau où on peut voir des ouvriers juifs presque mourants en haut à droite et le bras d’un soldat nazi en bas à gauche. Selon la psychologue Véronique machin :
« Durant toute une \”première période\” après son retour, David Olère n’a fait que des dessins. Il est passé à l’huile sur toile quelques années plus tard. Ce changement de support et de matériau est aussi, bien entendu, une évolution dans son œuvre et très vraisemblablement dans son rapport intime au réel du camp. Il s’éloigne alors du témoignage-documentaire et s’oriente peu à peu vers une dimension de témoignage-allégorie. »
David Olère a été déporté à Auschwitz. Il a vu et connu ce qu\’il peint. En ce sens, son œuvre témoigne de l\’histoire du génocide et nul autre que lui ne saurait mieux peindre ces horreurs et les faire comprendre au monde.
Gweong Gweong (Yiu Minjn, 1993)
Le peintre Yiu Minjn est reconnu pour ses personnages aux rires puissants et aux dents blanches et bien droites qu’on peut voir par leurs bouches grandes ouvertes. Étant un artisan du réalisme cynique, l’artiste chinois représente dans ses peintures la chine moderne et diverses problèmes sociaux, politique ou économiques. Son œuvre Gweong Gweong nous montre plusieurs hommes identiques dessinés dans différentes dimensions, volant dans le ciel à l\’horizontal avec au-dessus d\’eux des avions de chasse pour devenir des bombes humaines. L\’humanité s\’est faite arme pour se mettre au service de leur pays.