Barthes “Sur la lecture”

Dans le chapitre « Sur la lecture », Barthes écrit que celle-ci « n’est rien qu’un éclat d’idées, de craintes, de désir, de jouissances, d’oppressions »84. En présentant ce qu’il appelle l’analyse structurale du récit, Barthes préfère nommer la lecture par les termes « dispositions opératoires », plutôt que par le terme méthode, car il n’a jamais cru à une « méthode » ou « science » du récit. Il indique trois opérations de ce travail sur le texte : découpage du texte(les lexies), inventaire et repérage des codes, analyse et interprétation, et coordination ou conséquence de ces deux liens : ce schéma contribue à ré-écrire le texte, le décomposer, appliquer des concepts en vue d’interpréter autrement ce que le texte tuteur ne dit pas.
Pour ce faire, Barthes se sert également dans son processus de décomposition du concept d’intertextualité ; terme défini par Julia Kristeva comme suit : « Tout le texte se construit comme une mosaïque de citations, un texte est absorption et transformation d’un autre texte » 85.
Conscient de l’importance de cette notion, Barthes va orienter l’intertextualité vers la lecture. Selon lui, « L’intertexte est avant tout un effet de lecture »86, qui admet des renversements de la chronologie et du schéma rhétorique. D’ailleurs, beaucoup d’écrivains sont cités dans S/Z, à l’instar de Flaubert, Proust…Peut-être S/Z serait l’intertexte de Sarrasine, car le lecteur d’aujourd’hui se réfère à ce livre en lisant Sarrasine. D’ailleurs, la théorie de la lecture que Barthes élabore accordera une place particulière au lecteur en jetant le discrédit sur l’Auteur-Dieu.
Depuis le Degré Zéro de l’écriture, le lecteur est valorisé dans l’œuvre de Barthes. En déclarant « la mort de l’auteur », Barthes accorde au lecteur une importance inédite. Ecrire ou plutôt ré-écrire le texte passe ainsi de l’auteur au lecteur. S/Z semble être le texte barthésien qui bénéficie le plus de la théorie exposée dans « La mort de l’auteur ». Cette pratique nous fait penser à un autre concept forgé par Genette à savoir la « métatextualité » qu’il définit comme suit : « c’est « la relation de « commentaire » qui unit un texte à un autre texte dont on parle sans nécessairement le citer ou le nommer ». 87

84- Roland, Barthes, “Sur la lecture”, chapitre, p 28
85- – Julia, Kristéva, Semeiotikê, Paris, Seuil, 1969, p 39
86- Roland, Barthes, Théorie du texte, L’Encyclopædia Universalis
87- Gérard Genette, Palimpsestes, Le Seuil, coll. « Poétique

», 1982, p.9.

Au début de l’article, Barthes cite une phrase de Balzac choisie dans Sarrasine, en posant la question : Qui parle ? « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cesse, ses bavardes et sa délicieuse finesse de sentiments »88. Selon Barthes, ni « l’individu Balzac » ni « l’auteur Balzac » ne constituent le locuteur de cette phrase, car « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine »89.
En effet, la prise de position critique de Barthes a brisé le mythe de l’auteur, qui n’est plus l’objet de l’étude littéraire. Ce que Barthes stigmatise, c’est une certaine conception juridique de l’œuvre selon laquelle le sens de celle-ci est la propriété de celui dont elle porte le nom. Pour cela, Barthes cherche à « subvertir l’idée de propriété de l’auteur sur son texte »90
En coupant le lien entre l’auteur et son œuvre, Barthes cherche à créer un nouveau rapport entre le lecteur et le texte. D’ailleurs, dans la section « Le texte balzacien », il propose de renoncer à faire de Balzac un sujet autoritaire pour le considérer comme un personnage « un être de papier » et sa vie comme « une bio-graphie ».
L’on peut déduire de cela que dans S/Z, Barthes veut anéantir l’auteur de Sarrasine, mais surtout valoriser un autre personnage longtemps négligé. Il s’agit du lecteur qui, selon Barthes, produit le texte, c’est l’imaginaire du lecteur qui doit mener une interprétation dans toutes ses dimensions afin de pouvoir saisir un sens pluriel.
Dans cette perspective, Barthes a écrit : « la lecture, le texte peuvent être autre chose : une écriture, la production d’un texte dont les traits sont tracés par « la main de notre esprit » : La vraie lecture est lecture infinie, lecture qui dépasse et détruit l’avant /l’après » 91. Cette citation incite à penser que la lecture d’un texte contribue à le décomposer, le décentrer en vue de faire jaillir d’autres sens enfouis, ce qui engendre une nouvelle lecture critique donnant au texte des dimensions nouvelles. Dans S/Z, Balzac disparait et se réduit à un personnage modeste, il devient juste un « prétexte » dont Barthes se sert afin de désoeuvrer Sarrasine .

88- Roland, Barthes, S/Z, Points, P48.
89- Ibid,, p178.
90- Roland, Barthes, Critique et autocritique, Seuil, p 66
91- Roland, Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, p82.

A cet égard, notons que Barthes compare l’espace textuel à une partition musicale classique « les cinq codes repérés, entendus souvent simultanément, assurant en effet au texte une certaine qualité plurielle »92. Sarrasine devient donc pour Barthes un « texte mandala » où l’on trouve tout. « le texte est très exactement un cosmos où, comme on disait il y a dix ans (car la physique va plus vite que la critique littéraire) un big-bang. C’est-à-dire qu’il explose continûment : texte lu et non texte emmagasiné »93 Ce processus qui vise à déconstruire et décoder Sarrasine est similaire au big-bang, qui détruit tout de fond en comble pour reconstruire quelque chose de nouveau. D’ailleurs, Barthes dénie toute pertinence à l’opposition traditionnelle du fond et de la forme. C’est le fond qui dépend de la forme, et les formes sont des signifiés. En considérant S/Z comme une ré-écritue de Sarrasine, Barthes travaille beaucoup au commentaire des lexies ou pour parler son langage, « digressions » qui font partie d’une productivité textuelle de S/Z. Le texte que Barthes réécrit équivaut à celui de Balzac rédigeant le sien. « […] Le commentaire de S/Z se veut à l’égalité avec le texte de Balzac, il n’est pas donc faux de dire que S/Z est une ré-écriture de Sarrasine »94.
Roland Barthes « étoile » le texte, le brise en « blocs de signification ». Chaque bloc comprenant quelques mots à quelques phrases. Pour chaque bloc signifiant qu’il nomme lexie, il se livre à un jeu complexe d’interprétation, de recherche et d’évocation de sens multiples. Comme démonstration, citons la lexie 86.
« Conservait sur ses lèvres bleuâtres un rire fixe et arrêté, un rire implacable et goguenard, comme celui d’une tête de mort ». Dans l’esprit de Barthes, cette lexie relève du fantastique funèbre. Le ricanement de la tête de mort est le rire de l’enfer ; Rire et Mort. Un thème carnavalesque qui connote la danse des morts ; ici sans grandeur car le rire est figé.
En effet, ce n’est pas un rire véritable, venu des profondeurs, c’est plutôt un « rictus » consécutif à une chirurgie esthétique, un rire qui connote la peau tendue, le manque de peau, le manque de vie d’où les lèvres bleuâtres.

92-Roland, Barthes, S/Z, Points, p 142
93-Roland Barthes,Le Discours amoureux: Séminaire à l’Ecole Pratique des hautes études (1974-1976) Paris, Seuil, 2007, p54
94-Roland, Barthes, Réponses, Oeuvres complètes Seuil,T III, Seuil, 2002, p 1031.

Le portrait dressé par Balzac devient sous la plume de Barthes une sorte de momie. Cette lecture fait que le bleu devient « un sang lourd, un sang pléthorique des veines suggéré par le violine, état superlatif du rouge »95.Le rire, source de vie et d’épanouissement se transforme en un son rauque, une sorte de râle qui annonce la mort.
Outre ce qui a été dit, il importe d’ajouter que ce processus de décomposition de la nouvelle de Balzac, Sarrasine, fait que ce texte classique qualifié de lisible devient scriptible. Au début de S/Z, Barthes prend soin de clarifier certaines conceptions importantes ainsi que des notions pour l’élaboration d’une nouvelle lecture.
De prime abord, il définit les notions du « scriptible » et du « lisible ». Selon lui, « le texte scriptible, c’est ce pour quoi l’évaluation trouve la valeur de « ré-écrire , de disposer le texte dans le champ de la différence infinie »96. Face au texte scriptible, s’établit le texte lisible qui possède « sa contre-valeur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit »97.
En effet, Barthes qualifie de classiques, les textes lisibles comme ceux de Balzac car en lisant ses œuvres, le problème de la lecture ne se pose pas car l’écriture est conçue comme lisible, claire, compréhensible. Pour cela, l’évaluation d’un texte ne doit pas être basée sur des fondements normatifs mais plutôt liée à la pratique de la lecture. En ce qui concerne la réécriture, il ne s’agit pas de faire de chacun un auteur ou co-auteur, mais de favoriser une nouvelle lecture ; d’un consommateur de signifiés. il faut faire du lecteur un producteur de signifiants : la passivité de la lecture doit céder la place au jeu de la création.
Evaluer un texte pour Barthes, c’est le réécrire en se plaçant en tant que producteur et non en tant que consommateur : c’est désormais le lecteur qui doit inventer un sens au texte. Les textes lisibles d’après Barthes, forment l’ensemble de la littérature ; ceux dits « scriptibles » sont les textes produits par les lecteurs « dans un présent perpétuel qui, s’il devient passé, ne laissent que des textes lisibles ».
Contrairement au texte lisible, qui peut être lu, déchiffré sans peine, le texte scriptible nécessite une réflexion de la part du lecteur, lequel devient producteur du texte.

95- Roland, Barthes, Mythologies, Oeuvres completes, SeuilT I p730
96- Roland, Barthes, S/Z, Points, P11
97-Ibid, p 22
D’ailleurs, il y a, en effet, dans S/Z la lecture en entier linéaire, qui s’opère du début jusqu’à la fin et une relecture sans cesse arrêté. Si la première lecture suit le courant narratif du récit pour trouver une réponse à l’énigme, la seconde coupe la parole au texte afin de privilégier le pluriel dans le texte.
Finalement, la lecture semble être destinée au texte lisible (texte original de Balzac) alors que la relecture débouche sur une démarche qui crée le texte scriptible. La relecture « sauve le texte de la répétition, les lecteurs producteurs finissent par produire un nouveau texte …elle [la lecture] n’est plus consommation mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent). Texte lisible, scriptible, pluriel, polysémique, S/Z est un texte « moderne, car futur »98. Dans son livre Barthes à l’essai, Bensmai écrit ceci : « Roland Barthes réalisera en quelque sorte un programme d’écriture ;soit des textes « pluriels » et « brisés » sans structure profonde et purement tactiques construits à partir de fragments non totalisables[…] pour proposer un nouveau modèle à un autre, il s’agira de procéder directement à la « décomposition » de tout texte, c’est le travail de la lecture »99. Cette citation confirme nos propos dans le sens où Barthes a rendu le texte de Balzac, au départ, lisible, en un texte scriptible. Cette mutation est due à la réflexion développée par Barthes relative au concept de la lecture, S/Z peut donc se lire et s’interpréter comme la réversion du programme de lecture et d’écriture qu’ouvrait la catégorie du scriptible en tant qu’elle subvertit toutes les règles qui régissent le texte lisible.
Le texte scriptible est peut-être l’aboutissement d’un croisement entre la déconstruction et l’intertextualité qui constitue un outil permettant de réécrire autrement un texte car tout énoncé par sa dimension linguistique renvoie à d’autres textes. Avec du vieux (texte de Balzac), Barthes réussit à faire du neuf(S/Z) en donnant une nouvelle forme ou plutôt une version d’un texte déjà écrit, existant.

98- Bensmai, Réda : Barthes à l’essai ; introduction au texte réfléchissant, gnv Gunter Narr Verlag Tübingen,1986p22
99- Ibid, p 14

Au terme de cette première sous-partie, on pourrait dire que S/Z est une ré-écriture de Sarrasine, le travail de Barthes est une « réversion » ou une « mutation » du texte. L’activité de Barthes ne consiste pas à « interpréter le texte en vue de la production de son sens mais elle consiste à se mettre à écrire un texte nouveau à partir de fragments non totalisables »100
Enfin, S/Z texte scriptible est aussi un texte pensif dans le sens où il ouvre la voie à une nouvelle conception relative à l’interprétation, à la critique, à la lecture, à l’écriture. On utilisera le terme « pensif » pour caractériser ce genre de texte.

100- Ibid, p 45.
Deuxième sous-partie : S/Z : un texte pensif
Dans Critique et Vérité, Barthes a écrit ceci « écrire c’est déjà penser »101. Cette déclaration met en valeur la fonction de l’écriture : thématique ancienne à laquelle Barthes n’est pas resté insensible. Dans S/Z, Barthes développe ses idées sur la littérature, l’écriture, la critique, la typologie textuelle autant d’interrogations qui suscitent en lui plusieurs réflexions qu’il tente de soulever. À la fin de S/Z, Barthes inspiré par la dernière phrase de Sarrasine « Et la marquise resta pensive » affirme que « comme la marquise, le texte classique est pensif ». Il est « plein de sens » ainsi que Barthes l’a démontré tout au long du livre. En même temps, « il semble toujours garder en réserve un dernier sens » qui n’est pas exprimé mais inexprimable, implicite. Et Barthes d’ajouter que « si le texte classique n’a rien de plus à dire que ce qu’il dit, au moins tient-il à « laisser entendre » qu’il ne dit pas tout »102.
Certainement, cette « pensivité » appartient au texte scriptible, à écrire, à interpréter, à déchiffrer et à décoder et non au texte lisible qui est destiné à être lu, consommé. Si Sarrasine, texte typiquement classique est originellement lisible, c’est son lecteur, Barthes, qui le rend scriptible. Si la marquise peut penser à beaucoup de choses qui ont lieu ou qui auront lieu, mais dont nous ne saurons jamais rien, la phrase finale sur laquelle se clôt l’œuvre accentue cette pensivité qui sous-tend toute l’œuvre. Par conséquent S /Z devient un texte ouvert, sans fin mais profondément pensif, réflexif.
Avant de montrer en quoi S/Z est un texte pensif, il nous semble important de clarifier la notion de « pensivité ». Dans son livre, Le spectateur émancipé, Romancière Jacques définit la pensivité comme suit : « L’adjectif pensif désigne un état singulier, celui qui est pensif est « plein de pensées ». Dans la pensivité, l’acte de la pensée semble mordu par une certaine pensivité qui serait la tension entre plusieurs modes de représentation »103.
A l’origine, un texte n’a pas pour finalité de penser, il est peut-être seulement objet de pensée. Autrement dit, un texte pensif recèle une certaine pensée inexprimée, non affirmée et qui peut produire un effet sur le lecteur.

101- Roland, Barthes, Critique et Vérité, Seuil, p 35
102- Roland, Barthes, S/Z, Points, p222
103- Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique Éditions, 2008, p 135
Pour cela, il est impératif de laisser de côté l’intention de l’écrivain (Balzac) et de ramener le dispositif technique à un processus créatif qui débouche sur une lecture autre, une interprétation qui n’est pas suggérée par le texte mais possible grâce à la réflexion menée par un lecteur éclairé qui décortique le texte en rejetant tout savoir, toute référence à ce qui dans le texte est objet d’une connaissance.
En effet, S/Z est le fruit d’une lecture qui obéit à un programme assez complexe car Barthes renonce à structurer le texte « par grandes masses » conformément aux principes de la compositio rhétorique. « Tout signifie sans cesse et plusieurs fois, mais sans délégation à un ensemble final, à une structure finale ».104 Aussi, Barthes cherche-t-il à substituer au « modèle représentatif » classique un « autre modèle » qui permettrait « d’éviter, de pénétrer, de retourner le texte, de donner de lui une image intérieure ».105 Cette lecture affectera la notion de texte car Barthes dépasse le contour de la lecture pour produire ou plutôt écrire un texte unique. Cette mutation ou encore cette « réversion » n’a plus comme finalité d’interpréter le texte, de lui donner un sens, mais d’écrire un texte nouveau ; texte qui invite non seulement le lecteur à la réflexion mais le pousse à revisiter, penser ou encore re-penser un certain nombre de problèmes relatifs à la littérature dont on cite le récit, la structure, la lecture ou encore l’écriture. Si S/Z est un texte pensif, c’est parce qu’il invite le lecteur à réagir , il n’est plus un simple commentaire, mais plutôt une interrogation pratique de la lecture et de l’écriture c\’est-à-dire un texte qui transgresse la « barre paradigmatique », le « divorce infranchissable » pour reprendre le terme de Barthes que la littérature avait crée entre l’auteur et le lecteur, entre le texte littéraire et le texte « critique ». S/Z est donc un livre qui cristallise le concept de la pensivité qui fait que le texte, à travers les diverses techniques dont se sert Barthes devient pluriel. Premièrement, comme le signifiant est pluriel, Barthes découpe « le signifiant tuteur » en une suite de courts fragments contigus, ce qui concourt à rendre le texte « étoilé ». Le texte pluriel, idéal est une « galaxie de signifiants et non une structure de signifiés «106 sans que la lecture atteigne un signifié ultime. Si le texte de Balzac est clair, simple, les connotations produites par Barthes, complexes et imprécises, ouvrent la voie à la pensivité.

104- Roland, Barthes, S/Z, Points, p28
105-.Ibid, p 18
106- Ibid, p 12

Dans la section IV (Pour la connotation), Barthes définit la connotation comme suit : « Les connotations sont des sens qui ne sont ni dans le dictionnaire, ni dans la grammaire de la langue dont est écrit un texte »107.La connotation ouvre donc le texte sur autre chose que lui-même, en dévoile la polysémie, le pluriel. C’est en ce sens que Barthes dans S/Z se déclare « pour la connotation tout de même »108.En d’autres termes, la connotation est la voie d’accès à la polysémie du texte classique, à ce pluriel limité qui fonde le texte classique, mais aussi, elle peut être conçue comme une technique qui fait naître cette pensivité.
Faire de la connotation un sens second, c’est admettre que le sens premier est dénotatif et qu’il faut par conséquent réfléchir sur les sens enfouis, car la signification première est reconnaissable, univoque. D’ailleurs Barthes estime que tout son travail est « de penser le lisible dans la perspective d’une différence ». Grâce à la connotation, mais aussi aux divers codes, cette différence devient possible car Barthes fait de la connotation une technique de pensée qui laisse voir ce réseau de signifiants construits par le texte. Dans cette optique, on tentera d’analyser la lexie 22 qui montre comment la connotation contribue à créer des lectures diverses.
La lexie 22 :
« Filippo, frère de Marianna, tenait, comme sa sœur, de la beauté merveilleuse de la comtesse. Pour tout dire en un mot, ce jeune homme était une image vivante de l’Antonious, avec des formes plus grêles. Mais comme ces maigres et délicates proportions s’allient bien à la jeunesse quand un teint olivâtre, des sourcils vigoureux et le feu d’un œil velouté promettent pour l’avenir des passions mâles, des idées généreuses ? Si Filippo restait dans tous les cœurs de jeunes filles comme un type, il demeurait également dans le souvenir de toutes les mères comme le meilleur parti de la France »
Il s’agit de la présentation de Filippo ; fils de la comtesse : Madame de Lanty. Balzac dresse un portrait du personnage, portrait qui semble positif. Il met en évidence la beauté de l’enfant. Barthes donne une lecture autre de ce portrait : une lecture qui puise toutes les techniques pour montrer la spécificité de ce personnage ainsi que la duplication des corps, pour montrer enfin l’énigme qui plane sur cette famille. En effet, Filippo devient selon Barthes la copie de deux modèles :

107- Ibid, p 15
108- Ibid, p 14

Le premier est relatif à un code héréditaire reliant le garçon à sa mère ; il s’agit d’une duplication biologique. Le second assimile l’enfant à Antonious ; jeune Bithynien d’une beauté énorme, il était le favori de l’empereur Hadrien qui se serait noyé dans le Nil. A première vue, il s’agit d’un modèle absolument simple : L’expression veut dire que Filippo est parfaitement beau. Catachrèse de la beauté ; beau comme Antonious. Tout cela semble « vide ». Au signifié vide de la beauté correspond le signifiant vide de la catachrèse. La méditerraneité d’Antonious est, selon Barthes, celle aussi de Filippo, au teint olivâtre : expression qui connote l’origine des Lanty, à dominante italienne. Selon Barthes, il y a aussi une duplication : d’Antonious à Filippo type reproduit à plusieurs exemples dans les cœurs des jeunes filles, pour Barthes, il y a migration du modèle.
Tout se passe comme s’il était impossible de parler de la beauté de Filippo sans l’évocation d’Antonious. Outre cela, ce terme ouvre la beauté au langage « avec des formes plus grêles », pour un lecteur passif, cette expression met en valeur la fragilité de l’enfant. Barthes va plus loin dans son interprétation. Cette expression relève pour lui de l’axe inter-sexuel, autrement dit, le champ de la castration thématique qui sous-tend S/Z.
Filippo est dans le champ féminin, il est du côté des femmes, car il double sa mère et sa sœur. Notons généralement que toute énonciation de la beauté d’un jeune garçon emporte une connotation de féminité. Du point du vue du discours, seules les femmes sont belles, la beauté est donc féminine « dire d’un garçon qu’il est beau suffit déjà à le féminiser »109, Or Filippo est beau, donc il y a en lui une part de féminité. Est-ce vrai ?
Sarrasine, lui aussi, se sert de cette preuve de féminité pour prouver que Zambinella est une femme, il dira : « Une femme seule peut avoir ce bras rond et moelleux, ces contours élégants »110 lexie 421.L’Antonious lui-même n’est pas à l’abri du risque de féminité. Métonymiquement, contaminé par une statuaire antique des formes « molles », Antonious est-il comme Zambinella un castrat ? Barthes, sans le dire explicitement, le fait du moins suggérer.
Marianna et Filippo sont féminins, mais selon Barthes, ils ne sont ni châtrants ni châtrés, ils instituent une descendance féminine de Mme de Lanty c\’est-à-dire de Zambinella, car Mme de Lanty est la nièce de Zambenilla. Sorte d’expansion de la féminité, Si cette dernière avait eu des enfants ils auraient été ces êtres héréditairement et délicatement féminins.

109- Ibid, p 44
110- Ibid, p 174
La féminité est-elle donc héréditaire? On ne peut le confirmer; le littéraire rejoint apparemment la génétique! Il ressort de cet exemple que l’usage de la connotation est un outil d’interprétation, laquelle connotation se subdivise en cinq codes qui visent à fonder selon lui une typologie des textes mais aussi à re-penser le texte. Constituant « la trace d’un certain pluriel du texte, elle opère des associations à l’intérieur du système textuel »111et assure une « dissémination » des sens sur le mode métonymique.
Si pour Barthes « la connotation est le départ d’un code qui ne sera jamais reconstitué »112, le texte apparaît dès lors comme un « réseau à mille entrées » qui nécessite de la part du lecteur une certaine réflexion pour qu’il puisse saisir toutes les nuances possibles du fait que le sens peut jouer et circuler sans fin. La marquise reste pensive, donc elle pense, mais elle pense à quoi? L’excipit n’est pas précis et Barthes en fait l’économie. Si la nouvelle est une réflexion sur la castration, l’écriture, la critique et la littérature, le texte se clôt sur une réflexion en points de suspension, une sorte « d’aposiopèse », un silence intriguant.
Par ailleurs, l’on peut voir dans la phrase finale « rester pensif » plusieurs sens. Elle peut sous-entendre « rêver à, aspirer à » non dans le sens de l’espérance ou l’idée de l’évasion, mais plutôt re-penser, re-conceptualiser ses idées à l’égard de tout ce que le texte suggère. La pensivité est donc le produit de ce nouveau statut du texte qui conjoint plusieurs régimes d’expression. Le terme « pensif » retient l’intérêt de Barthes. Certes, il désigne l’état d’esprit du personnage (la marquise) mais il opère également un déplacement du statut du texte. Rappelons qu’on est à la fin du récit, le secret de l’histoire est révélé, et cette révélation met un terme aux espérances du narrateur concernant la marquise.
Toutefois, on a comme l’impression que cette notion de pensivité vient dénier la fin : elle vient suspendre la logique narrative au profit d’une autre logique expressive indéterminée. Y a-t-il réellement une fin ? Le récit est-il vraiment clos ? L’histoire a-t-elle été dite ? Cette pensivité n’est- elle pas finalement une manière qui fait que « le texte classique » garde toujours un sens en réserve, inédit, peut-être fugitif car l’on a l’impression que si le texte est pensif c’est parce qu’il rompt la logique de l’action ?

111-Ibid, p 14
112- Ibid, p 15
Tout se passe comme si cette pensivité prolongeait l’action qui vient de s’arrêter en mettant en suspens toute conclusion. Par conséquent, le rapport entre narration et expression se trouve interrompu : l’histoire se bloque sur une image, un tableau pictural. Ceci serait peut-être dû au désir de Barthes d’exhorter le lecteur à trouver un autre sens et à saisir la fonction de l’écriture qui suspend la fin ou plutôt la double.
Dans L’écriture même : à propos de Barthes, Susan Sontag se penche sur les fondements de l’écriture chez Barthes. En citant Wallance Stevens, qui estime que « la meilleure poésie sera la critique rhétorique », elle s’efforce de montrer que l’écriture pour Barthes est « une forme de conscience idéalement complexe, une façon d’être à la fois pensif et actif, social et asocial, présent et absent ».113 En d’autres termes, l’écriture serait ce processus qui contribue à écrire des textes qui réfléchissent théoriquement sur des thématiques diverses. Ces thèmes (litéraires, esthétiques ou autres) peuvent être lus, interprétés et même discutés : L’écriture pour Barthes conserve une certaine ambigüité. En termes barthésiens, c’est un « énontiosème », il convoque la pensée, la réflexion car elle est foncièrement connotative ; c’est le cas de S/Z, texte dans lequel la connotation constitue la source d’un certain pluriel du texte et forme ainsi des associations à l’intérieur du système textuel. Elle est donc le départ d’un code qui ne peut pas être reconstitué.
Une phrase comme « c’était un vieillard » reprise dans la même séquence par Barthes par l’expression « L’étranger était simplement un vieillard »114 devient une lexie complexe, énigmatique. Si un lecteur passif voit dans cette phrase une assertion qui présente le personnage comme un homme vieux, Barthes transgresse ce sens et opte pour une autre lecture : il cherche peut-être à dire que ce vieillard ne ressemble en aucun cas aux autres vieillards. Il voit dans cette phrase un leurre, non du discours mais du narrateur.
Le mot « simplement » a une autre valeur. Si l’adverbe détache l’énonciation hors du discours, il reporte cette énonciation au narrateur c\’est-à-dire le narrateur est sujet ; il a une image et un imaginaire. « C’était simplement un vieillard » ne veut pas dire « c’était un homme » : ce leurre qui constitue une déformation volontaire de la vérité relève du code herméneutique.

113- Susan Sontag: L’écriture même: à propos de Barthes, Christian Bourgeois Editeur 2003, p 11
114- Roland, Barthes, S/Z, Points, P 50.
En effet, par l’emploi de « simplement », le narrateur est constitué en rôle, en jeu. Barthes voit dans ce passage de « c’était un homme » à l’assertion fausse « c’était simplement un vieillard » un passage du leurre au mensonge. On notera alors que le narrateur s’énonce dans « simplement » comme un esprit fort, rational, empirique, car si le discours ne ment pas, il occulte certaines sorties, certaines allées, il devient pensif. Cet exemple donne à voir comment le langage pour Barthes est tout, un monde représentatif qui engendre une certaine vision d’un sens qui peut être plein ou vide, mais concourt à vider l’œuvre de son « contenu », le tragique de sa finalité.
Pour lui, l’image du vieillard, qui relève du visuel, n’est plus un complément d’expressivité, c’est plutôt un aspect ou une forme qui crée un enchainement de micro-événements sensibles qui vient doubler l’enchainement classique du schéma narratif ; d’ailleurs les exemples sont nombreux dans S/Z. Le langage que Barthes appelle « utopie » dans la formulation qui clôt Le Degré Zéro de l’écriture devient une forme de pouvoir, S/Z, par conséquent, devient une pratique d’écriture pensive ayant un lien avec le lecteur.
Si le texte est pensif, c’est parce qu’aussi le mode d’écriture oblige le lecteur à être actif étant donné que le texte finit par devenir une interrogation pratique de la lecture et de l’écriture ou plus exactement de la littérature comme objet d’une écriture/lecture. A ce propos Barthes dit dans le séminaire qui précède S/Z « C’est nous en train d’écrire (et nous ajouterons en train de lire) avant que le jeu infini du monde(le monde comme jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier (idéologie, genre, critique ».115 Dans S/Z, cette écriture accentue parfois la poétique de l’énigme, ce qui fait que l’interprétation s’érige en un processus pensif nécessitant un effort d’interprétation tant le sens est loin d’être donné, facilement accessible.
Dans son livre, Une poétique de l’énigme : le récit herméneutique balzacien, Chantal Massol affirme que « la fin de sarrasine est déceptive mais pensive »116 A l’en croire, l’étranger présenté comme « une créature sans nom dans le langage humain »117 fait que ce personnage devient un rien. La jeune femme « épouvantée » s’écria : « Il sent le cimetière » devant cet « homme en poussière ».

115- Sarrasine de Balzac: Séminaire à l’École pratique des hautes études, presentation et édition de Claude Coste et Andy Stafford, Paris, Seuil, Coll, p, 76
116-Chantal, Massol, Une poétique de l’énigme: le récit herméneutique balzacien, Droz, 2006, p317.
117- Ibid, p 317
En effet, cette atmosphère d’énigme est présentée dés le départ du récit (Sarrasine). A travers la description du décor de la soirée Lanty, on remarque la prolifération de l’antithèse que chacun a en tête entre le jardin et le salon, le chaud et le froid, la mort et la vie. Tout se passe comme si Zambinella représentait une vie hantée par son néant même. Son secret n’a ni nom, ni référent : la signification est perturbée, la « profonde horreur » qui saisit « celui qui s’en approche » est l’unique sentiment qui puisse s’éprouver. Barthes tente de déchiffrer, à travers le champ symbolique, cette dimension énigmatique. Cette lecture qui repose sur l’étude des antonymes est une caractéristique de la déconstruction. Sans pour autant établir une analyse comparative entre Barthes et Derrida à qui l’on doit cette théorie, l’on note malgré tout la présence de certains points communs entre eux.
Loin d’être une méthode négative, cette lecture déconstructiviste consiste principalement à renverser les fondements de la philosophie (Derrida), ceux de la littérature (Barthes) en mettant en valeur des concepts qui visent à démontrer comment ces principes ont été conçus (sens, vérité, structure, interprétation…) et leurs opposés, négligés (structuration, polysémie, ouverture…). La finalité de Barthes et de Derrida est de briser une sorte de conception du sens clôturé de l’œuvre mais aussi de revisiter certains concepts. D’ailleurs, le souci majeur de Barthes et de Derrida est le même : repenser notre conception de l’écriture, de la littérature, à travers une technique commune : la déconstruction.
« Mon intérêt le plus constant, je dirais avant même l’intérêt philosophique, si c’est possible, allait vers la littérature, vers l’écriture dite littéraire. Qu’est-ce que la littérature ? Et d’abord qu’est-ce qu’écrire ? Comment l’écrire en vient-il à déranger jusqu\’à la question « qu’est-ce que ? Et même « qu’est-ce que ça veut dire ? »118. Tout comme Derrida, Barthes dans S/Z cherche à penser la langue, la pratiquer en la décortiquant. Cette entreprise est axée entre autres sur ce que Derrida appelle « une opposition de concepts (par exemple, parole /écriture, présence /absence) mais cette opposition doit être comprise comme une substitution. Il propose la déconstruction de tous les textes dans lesquels les oppositions binaires sont utilisées pour la construction de signification. Par conséquent, la déconstruction est aussi un geste anti-structuraliste en ceci qu’elle tend à défaire, décomposer, désédimenter des structures (toutes sortes de structures linguistiques, politiques, culturelles…

118- Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p443
Il s’agit donc pour Barthes de renverser les couples hiérarchisés (homme/ femme, masculin/féminin, mort/vie…) afin de détruire le rapport qui les unissait. Dans S/Z, Barthes recourt à ce procédé pour déstabiliser, fissurer et même déplacer le texte (Sarrasine : récit lisible) qui devient S/Z : texte scriptible. Dans ce sens, l’on peut insérer le tableau suivant :
Tableau n°1 : Repérage sélectif des antonymes dans S/Z.
/ici – à droite/ /là – à gauche/
/dehors/ /dedans/
/froid/ /chaud/
/terne/ /brillant/
/dépouillement/ /richesse/
/vacuité/ /plénitude/
/mort – deuil/ /vie – joie/
/tristesse/ /enthousiasme/
/surnaturel/ (fantastique) /mondain/ (réaliste)
/vieillesse/ /jeunesse/
/masculinité/ /féminité/
/laideur/ /beauté/
/statisme/ /dynamisme/
/aspect singulatif/ /aspect itératif/
/dysphorie/ /plaisirs immoraux/

A travers ces exemples repérés dans S/Z, Barthes cherche à transgresser un fond traditionnel de l’écriture grâce notamment à l’antithèse qu’il définit comme suit : « L’antithèse, c’est le mur sans porte. Franchir ce mur est la transgression même […] Voilà ce qui se passe, lorsque l’on abolit la séparation sacrée des pôles paradigmatiques, lorsque l’on efface la barre de l’opposition, fondement de toute pertinence »119. L’antithèse contribue à déjouer le sens, à fissurer le langage qui n’est point statique comme le fait croire les structuralistes.

119- Roland, Barthes, S/Z, Points, p72
Il est plutôt une notion plus dynamique. Bref, la lecture déconstructive est une façon de dévoiler les secrets d’un texte. Cette conception barthésienne rejoint également celle de Derrida qui accuse toute la pensée occidentale d’être logocentrique. Pour les deux, il n’existe pas de hors texte. Sans entrer dans des détails de type institutionnel, conceptuel ou autres, l’on se contente de dire que l’approche de Barthes trouve ses origines dans la pensée de Derrida même si l’on décèle entre eux certaines différences.
Outre l’antithèse, Chantal Massol estime que c’est ce « retrait si fréquent de la signification qui est source de pensivité »120. Si le code symbolique porte au plus haut cette réversibilité des termes, cette non-logique ou cette autre logique qui porte en elle-même une énergie, un pouvoir d’explosion du texte, il demeure des fois confus, vague, ce qui contribue à semer l’incertitude quant au sens.
Dans l’avant dernière section de S/Z, Barthes soutient que le seul objet qui occupe le champ symbolique de Sarrasine c’est le corps humain. Trois entrées constituent ce champ symbolique : la voix rhétorique qui « découvre la transgression de l’antithèse, le passage du mur des contraires, l’abolition de la différence ». La voix de la castration qui « découvre le vide pandémique du désir, l’effondrement de la chaine créative (corps et œuvres), et la voie économique qui (découvre l’évanouissement de toute monnaie fallacieuse […] récit rongé par l’histoire qu’il transporte ».121
Autrement dit, ces trois entrées troublent le texte pour « fonder le sens », un sens qui trouble aussi la représentation, d’où sa complexité, son ambigüité. Chantal Massol dit presque la même idée dans son livre qu’on vient de citer.
« Dans S/Z, c’est le questionnement qui l’emporte sur la réponse, et persiste au-delà du livre ; la dérobade de la signification empêche l’arrêt du sens : celui-ci est à poursuivre dans la méditation, dans un procès d’interprétation, qui sur un plan aspectuel, ne se saisit que dans l’inaccompli »122.Cette citation donne à voir cette pensivité comme indéterminée, continue, d’ailleurs le terme « méditation » suggère un travail de réflexion. Comme la marquise, le lecteur demeure pensif, la fin n’est en réalité qu’un commencement. Ce qui est frappant, c’est que l’énigme qui sous-tend le texte, une fois révélée n’a rien résolu.

120- Chantal, Massol ,Une poétique de l’énigme: le récit herméneutique balzacien, Droz, 2006,p 321
121- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 221
122- Ibid, p 330

Tout se passe comme si la fin de Sarrasine devenait un « télos » qui reste hors d’atteinte, inaccessible et qui, au lieu de tout clarifier, s’érige en un défaut de signification, cette quête de sens s’avère n’être qu’un leurre. S/Z est donc un texte qui dérègle tout le système des échanges et de la représentation : c’est un récit qui invite le lecteur à méditer, à penser ou repenser sa façon de lire.
De l’aveu de Barthes, dans le séminaire qui précède S/Z, son objectif dans cet ouvrage était de « penser toute la surface du texte en termes de sens, de rendre possible le procès du sens »123. D’ailleurs, il y a toujours un sens supplémentaire exprimé comme inexprimable. La pensivité exprimée explicitement par le texte classique signifie qu’en plus de tous les sens et de tous les codes dont est rempli le texte, il y a un sens plus profond qui supplée à la parcimonie du pluriel du texte.
En revanche, cette pensivité procure une sorte de plaisir : notion capitale dans l’esthétique barthésienne. S/Z se clôt sur une suspension « le texte ne répond pas, donnant au sens sa dernière clôture ; la suspension »124. Cette fin peut être interprétée différemment : Barthes conçoit l’écriture comme un jeu, comme une métaphore du rêve. L’écriture pour lui est aussi la coïncidence entre la lecture établie et sa réécriture.
Dans Le plaisir du texte, il établit deux régimes de lecture : La première va droit aux articulations du discours ; la seconde, quant à elle, colle au texte et semble s’intéresser aux coups du langage. Barthes veut « lire en levant la tête » pour aller vers un autre texte qui n’est jamais clos à travers les associations qui émanent du texte premier. Cela amène certains critiques à affirmer que ce choix, conçu et admis par Barthes fait que sa lecture de S/Z s’achemine vers le « neutre » lequel au dire d’Eric Marty, constitue « une pensée importante qui traverse toute l’œuvre de Barthes », d’ailleurs S/Z en est un exemple parfait. Si Eric Marty considère le neutre comme le nom du « Non-vouloir-saisir » présenté par Barthes dans les Fragments d’un discours amoureux, l’on peut dire que le Neutre se présente dans le Degré Zéro de l’écriture avec l’expression de « l’écriture blanche », et dans S/Z, le sexe du castrat peut être intégré dans la catégorie du Neutre.

123- Sarrasine de Balzac: Séminaire à l’École pratique des hautes études, presentation et édition de Claude Coste et Andy Stafford, Paris, Seuil, Coll, p 66.
124-Roland, Barthes, S/Z, Points, P223.
Au terme de cette deuxième sous-partie, admettons que la lecture de Barthes de la nouvelle de Balzac va de pair avec sa propre pensée ainsi que les concepts qu’il a forgés ou empruntés. Dans une interview qui date de 1971, Barthes affirme que son analyse de Sarrasine revêt l’aspect d’un enseignement de lecture et que ses recherches s’insèrent dans le cadre d’une théorie de la lecture en soulignant l’interaction entre lecture et écriture.
En somme, le travail accompli par Barthes, dans S/Z, et qui avait pour objectif de fonder une lecture plurielle, critique, est un parcours assez singulier. En ayant recours à la déconstruction, à l’intertextualité, Barthes réussit à nous présenter une lecture qui rompt avec le structuralisme. Laquelle s’érige en une forme de ré-écriture qui transgresse la critique traditionnelle, ce qui permet aux sens de proliférer. En commentant le texte de Balzac qu’il découpe en lexies, Barthes fait surgir de nouvelles significations devenues sensibles grâce aux codes qu’on avait déjà mentionnés : ce jeu des codes permet au texte une certaine suspension ce qui laisse la fin ouverte par opposition au texte classique ; trop lisible.
Certes S/Z est une œuvre importante dans la carrière de Barthes. C’est un texte qui a eu aussi un grand succès littéraire et une réception polémique : volet qu’on s’efforcera de montrer dans la troisième partie de ce travail.

Troisième partie

Bilan Critique

Introduction
Si S/Z a jeté une lumière sur la nouvelle de Balzac Sarrasine et l’a sortie de l’ombre dans la mesure où cette nouvelle était peu connue, elle a paradoxalement suscité des polémiques sans précédent toujours actuelles sur ce texte à la fois riche et assez complexe au point que certains critiques vont jusqu’à considérer S/Z comme un texte insituable ou encore utopique.
Dans Critique et autocritique, Barthes écrit ceci : « J’ai une profonde admiration pour le texte [Sarrasine] que je dissèque. Je n’aurais tout de même pas vivre avec lui pendant des mois sans être captivé de lui ».125Si Barthes affiche une satisfaction à l’égard du travail qu’il avait accompli dans S/Z allant jusqu’à admettre que « C’est un grand texte, par la perfection de sa logique narrative, et par la subtilité, le caractère retors, au bon sens du terme, de la construction symbolique »126, d’autres, en revanche sont loin d’exprimer le même jugement concernant l’analyse barthésienne, sa lecture à l’égard de Sarrasine : texte qui a fait l’objet d’une réception clivée dans le sens où il a suscité des réactions négatives allant jusqu’à l’indignation envers Barthes et sa lecture jugée « subjective » ou encore « ambiguë » .
En effet, les multiples regards que la critique contemporaine a émis sur S/Z montrent la difficulté de concevoir et d’appréhender cet ouvrage dans son intégrité ; on a même dénoncé les excès du livre de Barthes surtout de la part des spécialistes de Balzac notamment Claude Brémond et Thomas Pavel qui, dans De Barthes à Balzac, Fiction d’un critique critiques d’une fiction, ont écrit : « le temps est peut-être venu de dégager Sarrasine de l’étreinte barthésienne pour en défendre et mettre en valeur précisément le trait que Barthes s’évertuait à déprécier : son intelligibilité ».127Outre cette polémique suscitée par la publication de S/Z, la lecture que se fait Barthes de Sarrasine est difficile, ambiguë : laisser la fin ouverte ou encore intégrer les codes pour une fin connotative font que le texte s’érige en un exercice théorique dont la lecture est parfois hors d’atteinte.

125- Roland, Barthes, Critique et autocritique T III, Seuil, P643
126- Ibid, p 646
127- Claude Brémond et Thomas Pavel: De Barthes à Balzac, Fiction d’un critique, critiques d’une fiction, Editions Albin Michel, 1998, p 10
La méthode de lecture que propose Barthes a-t-elle mis fin au texte lisible ? Les concepts auxquels il a recouru sont-ils vraiment plausibles ? Dans cette troisième partie, on dressera un petit bilan critique à l’égard de la lecture, la méthode proposée par Barthes en montrant, tant soit peu, les limites de son interprétation.

Première sous-partie : S/Z ; réception polémique
Conçue comme une théorie censée montrer l’interaction entre texte et lecteur, la notion de réception a vu le jour comme une réaction à la crise dans laquelle se trouvait l’institution littéraire en se substituant à une autre notion devenue classique à savoir l’histoire de la littérature. Dans un article intitulé : « La problématique du lecteur et de la réception », Rosmarin Heindenreich écrit ceci : « Edifiée sur les prémisses divisées de la phénoménologie, de l’herméneutique et de la linguistique, l’esthétique de la réception a eu un impact considérable sur les divers aspects des études socio-littéraires »128
Cette définition révèle que les jugements sur lesquels on évalue une œuvre littéraire sont divers et met en valeur l’importance de cette notion dans l’étude du champ littéraire. Dans ce qui suit, on essaiera de nous intéresser à la réception de l’œuvre de Barthes (S/Z) en montrant en quoi ce texte a fait l’objet d’un accueil polémique.
De prime abord, il importe de noter que depuis la publication de S/Z, en 1970, ce texte a eu un accueil partagé. Admirés par certains pour la subtilité de l’analyse, pour les concepts sur lesquels Barthes a fondé sa lecture ou encore pour la nouveauté de l’interprétation proposée, d’autres, au contraire, voient dans cet ouvrage une déraison et une dénigration à l’égard de Balzac. Cette polémique qui a suivi la parution de l’ouvrage est telle que les publications, les études qui étaient consacrées à cette œuvre sont multiples et parfois contradictoires, ce qui fait que la critique est loin d’être unanime quant à l’utilité de la lecture et la démarche que propose Barthes.
En effet, la réception clivée de S/Z est due à plusieurs facteurs dont on cite la difficulté de concevoir ce texte profondément critique, l’atteinte à l’image de Balzac, les concepts développés ainsi que la démarche pour laquelle il a opté dans S/Z, il n’a pas été épargné par certains critiques qui stigmatisent sa conception. Dans Ecrire la lecture, Barthes a écrit : « Je n’ai parlé ni de Balzac, ni de son temps, je n’ai fait ni la psychologie de ses personnages, ni la thématique du texte, ni la sociologie de l’anecdote »129

128- Rosmarin HEIDENREICH, Cahiers de recherche sociologique, no 12, printemps 1989, p77
129- Roland, Barthes, Ecrire la lecture, Oeuvres Complètes, Seuil,T IV, p602

Selon cette affirmation, il n’ya pas réellement dans Sarrasine, une origine de S/Z. Peut-être que le texte de Balzac n’était qu’un support, un prétexte pour Barthes afin d’exposer sa théorie de lecture. Un grand spécialiste de Barthes, Claude Coste, dans un article publié dans un colloque intitulé « Théorie ou lecture » a formulé un jugement plutôt dépréciatif à l’égard de S/Z. Dans cette optique, il a écrit ceci : « Je n’aime pas beaucoup S/Z, je n’y retrouve qu’imparfaitement l’agilité de Barthes […] Aux sortirs de S/Z, la pêche est maigre, on en apprend peu sur Balzac, un peu plus sur les obsessions de Barthes, on est comme engoncé dans un corset critique ».130
Claude Coste, à travers ce jugement cherche à relativiser l’apport de l’ouvrage, qui selon ses dires « donne une leçon en creux ». Cette désapprobation conteste la voie méthodologique qu’emprunte Barthes ainsi que la conception qu’il venait de mettre en œuvre, qui demeure vaine dans la mesure où elle n’a rien éclairé. Au contraire, pour reprendre le terme de Coste, c’est une « déception », laquelle est le résultat d’un travail qui sombre dans la critique plus que de l’analyse. Il est à noter que l’ouvrage S/Z est bien replacé dans le parcours de Barthes qui, dés le départ, même avant la publication de S/Z à savoir dans le séminaire qu’il a animé et consacré à l’élaboration de S/Z, tend à préciser que sa méthode refuse les recherches relatives au contexte historique ou encore la démarche philologique.
Malgré tous ces éclaircissements apportés par Barthes, l’on a souvent reproché à l’auteur de Critique et vérité son « hystérie scientifique », ce qui fait que la lecture du livre laisse un sentiment partagé. En d’autres termes, la théorie de lecture prônée par Barthes et qui repose sur des concepts divers (les codes, la connotation, la fissuration du langage, la destruction, l’intertextualité) n’a pas plu à tout le monde. Si S/Z a fait l’objet d’une querelle critique au cours des dernières décennies, c’est parce que cet ouvrage marque non seulement un tournant dans la « nouvelle critique » mais aussi va au-delà des principes de l’analyse structurale du récit pour fonder une lecture plurielle. Barthes, en s’écartant de toute idéologie ou encore des notions biographiques, finit par susciter de vives réactions ; S/Z en est un bel exemple.
Les détracteurs de Barthes, en voyant dans S/Z un exercice théorique qui concourt à démystifier toute une époque, une certaine conception de concevoir la littérature, récusent les excès de cet ouvrage ; les réflexions auxquelles il a abouti leur paraissent incomprises.

130- Claude, Coste, « Théorie ou lecture », contribution dans le colloque en ligne sur Fabula (Actualité de Roland Barthes)
Admettons que toute la controverse dressée contre Barthes est à priori un « combat littéraire ». Barthes en tant que théoricien, cherche à surpasser l’analyse structurale tout en ébranlant l’autorité de l’auteur (Balzac ici) comme on l’a déjà montré au début de notre travail. Contre le continu du discours littéraire, Barthes propose dans S/Z, le « discontinu ». Contre la rhétorique classique, Barthes vante la fissuration du langage, le dé constructivisme.
Quoi qu’il en soit, S/Z a crée des réflexions virulentes contre Barthes au point que certains admettent que S/Z est une « œuvre limite ». Dit autrement, la critique anti-Barthes estimait que son ouvrage est un texte non maîtrisable, anti méthode.
Il convient de signaler que les écrits de Barthes ont généralement été cibles de critiques. Sur Racine, a également été mal accueilli par certains critiques. René Pommier, dans son livre, le Sur Racine de Roland Barthes, écrit ceci : « Qui voudrait vraiment passer au crible toutes les fariboles (sottises) que Roland Barthes a débitées, risquerait fort d’y passer une bonne partie de sa vie. Si grand fût mon désir de mettre à nu l’étonnante nullité intellectuelle de celui qui passe pour l’une des principales lumières de notre temps, je ne me suis pas senti le courage de me lancer dans une aussi longue et fastidieuse entreprise ».131
Ce jugement catégorique et assez sévère à l’égard de Barthes montre l’ampleur de l’attaque dont il a été cible. Dans la même optique, une joute verbale a eu lieu entre Barthes et Picard dont le sujet était axé sur un volet précis : pour quelle méthode ou plutôt pour quel choix de critique littéraire doit-on opter. Barthes était adepte d’une nouvelle critique alors que Picard avait un penchant pour la critique universitaire. Dans Sur Racine, Barthes écrit : « Picard contraint son lecteur à chercher ici et là cette information sociale dont il a bien vu l’intérêt […] Picard a beau repousser sans cesse l’interprétation psychologique (Racine était-il arriviste ?) sans cesse la personne de Racine revient et l’embrasse.132. Si Picard a étudié la condition de l’homme de lettres au 17ème siècle en se référant au contexte socio-historique, Barthes, lui fustige cette approche et avance qu’il est préférable de s’intéresser à Racine lui-même. Cette polémique relative à Racine est évoquée pour démontrer que Picard, comme les spécialistes de Balzac représentent la critique institutionnelle, laquelle est bouleversée par la « nouvelle critique » dont Barthes fait partie. On désigne par la nouvelle critique une nouvelle orientation qui tend à innover la critique littéraire et qui contraste avec la critique universitaire.

131- René Pommier, Le Sur Racine de Roland Barthes, Paris, 2008, P16
132- Roland, Barthes, Sur Racine,Seuil, p18

Avant la publication de S/Z, Picard écrit : « Nouvelle critique ou nouvelle imposture » qui s’apparente à un pamphlet dans lequel il s’en prend à Barthes et à cette nouvelle tendance de concevoir la littérature. Si l’on évoque ce différend entre Barthes et Picard, c’est parce que S/Z, a subi le même « sort » et en tant qu’ouvrage il a fait l’objet d’une réception critique. Très mal accueilli par la critique balzacienne, qui voit dans cette œuvre un texte incohérent, S/Z, continue jusqu’à nos jours à être interprétée, abordée de diverses manières différentes parfois même contrastées. Si Barthes, avec S/Z passe du structuralisme (Sur Racine) au poststructuralisme comme on l’a déjà montré, il a entre autres galvanisé toute une conception et une démarche qui ont longtemps marqué l’analyse littéraire. Autre point, la question de la mort de l’Auteur présente déjà dans Critique et Vérité, a été mal « digérée », si ce point semble être une continuité dans la démarche barthésienne, une poursuite de ses réflexions, certains lui reprochent le fait que S/Z ne présente qu’une interrogation sur la nature du sujet. En d’autres termes, la place à attribuer à l’auteur est la plus controversée, ce qui a donné lieu à un conflit portant essentiellement sur le rapport entre le texte et son auteur, sur la responsabilité que l’on a souvent accordée à l’écrivain. Auparavant, on identifiait le sens de l’œuvre à l’intention de l’auteur : en tant que locuteur, l’écrivain envoie un message au destinataire qui est normalement le lecteur ; selon cette conception, le sens d’un texte est celui que l’auteur a voulu dire, par conséquent, il ne peut y avoir lieu à l’interprétation. Barthes contrecarre cette vision ; en disqualifiant l’auteur (tel est le cas dans S/Z) il accorde un intérêt au lecteur et à l’écriture. Mettant fin à une longue tradition littéraire qui s’intéressait à la biographie de l’auteur, Barthes rend au texte son unicité donnant ainsi une liberté accrue au lecteur dans l’analyse et l’interprétation de l’œuvre littéraire. Notons au passage, que cette théorie prônée par Barthes et d’autres critiques sera à son tour stigmatisée et un autre concept sera forgé plus tard à savoir « la résurrection de l’auteur ».
S/Z a aussi été un objet de débat car son appropriation demeure imparfaite, ceci est dû entre autres à deux notions contrastives à savoir « le lisible » et « le scriptible ».On a formulé des reproches à l’égard de ce choix en avançant que l’objectif de Barthes était de circonduire un diagnostic de lecture au lieu d’interpréter Sarrasine. Barthes établit une distinction devenue célèbre entre le lisible et le scriptible : « Le scriptible[…] c’est l’écriture sans le style, la production sans le produit, la structuration sans la structure[…] Mais les textes lisibles ? Ce sont des produits (et non des productions) ils forment la masse énorme de notre littérature »133.

133- Roland, Barthes, S/Z, Points p11.
Cette citation peut être comprise comme un jugement de la part de Barthes qui laisse entendre que la littérature moderne représentée par les textes scriptibles revêt une supériorité par rapport à la littérature classique. Dans la même perspective, Brémond, cherche dans sa réponse à Barthes d’atténuer le projet entrepris par ce dernier en affirmant que ce que « Balzac a écrit lisiblement, Barthes entreprend de le lire scriptiblement ».134
Cette querelle du lisible vise peut-être à dévoiler cette opposition entre deux types de conceptions différentes : l’approche moderne qui tend à faire valoir la notion du pluriel et la catégorie classique du lisible. Le texte lisible, selon Barthes, n’est pas plein, il est plutôt continu et unitaire. Pavel, un spécialiste de Balzac a pris part à ce débat relatif à la notion du lisible mais aussi à l’approche barthésienne à l’égard de Balzac. Concevant comme « hostile » le commentaire de Barthes, Pavel, s’il avoue que le travail de l’auteur Sur Racine a permis à la nouvelle de Balzac Sarrasine, de sortir de l’ombre et de se faire connue, paradoxalement, il émet des réserves quant à cet ouvrage qu’il qualifie « d’un objet spéculatif »135
Si le lisible constitue une pensée qui fonde en quelque sorte la réflexion de Barthes au point qu’il finit par conceptualiser ce terme devenu un champ d’exploration, Pavel, à son tour, aborde cette question de lisibilité afin de faire valoir l’imprécision ou encore la confusion qui plane sur ce volet(le lisible).
Il est mentionné dans S/Z que le lisible est régi par plusieurs critères distincts. Premièrement, la pluralité, laquelle selon Barthes, n’est que limitée dans Sarrasine ; pluriel limité ? Expression vague, imprécise qui contraste avec le pluriel que prône Barthes. Le lisible concourt à créer un pluriel, lequel demeure limité : constat absurde en soi même si la pluralité est une valeur positive. Outre cette idée, Barthes estime que dans le texte lisible « tout se tient », sur le plan narratif ou sémantique, l’on peut donc s’interroger sur l’apport du scriptible si le lisible est cohérent.

134- Claude Brémond et Thomas Pavel : De Barthes à Balzac, Fiction d’un critique, critiques d’une fiction, Editions Albin Michel, 1998, p100
135- Ibid, p 9

Quoi qu’il en soit, la volonté de Barthes, selon Pavel de transformer le texte lisible en un texte scriptible est dénué d’intérêt, d’ailleurs, dans De Barthes à Balzac, Fiction d’un critique, critiques d’une fiction, à la page 10, on peut lire ceci : « Dans l’optique de Barthes, Balzac servait d’exemple insolite et vaguement honteux d’une espèce que l’avènement de la modernité était censé rendre obsolète, les écrivains qui, cherchant à s’asservir les lecteurs trop confiants, s’arrêtaient à produire du lisible. Le temps a passé et le succès de Barthes n’a conduit ni à la disparition du lisible, ni à l’oubli des écrivains qui le pratiquent ».136
Cette critique formulée par Pavel tend à relativiser les concepts théoriques mis en route par Barthes. En effet, le texte lisible que Barthes a cherché à repenser, à travers sa démarche dé constructive, garde toujours sa valeur auprès du public littéraire car il est intelligible et facilement accessible. On reviendra dans la deuxième partie de ce chapitre sur cette distinction entre le texte lisible et le texte scriptible pour montrer finalement que le scritpible contribue à semer l’illisibilité, ce qui fait que S/Z s’érige en un texte dont la signification se dérobe sans cesse d’où son ambigüité. Outre ce que nous avons déjà mentionné, l’on peut affirmer que l’ouvrage de Barthes S/Z constitue toujours un objet de débat, ce qui laisse voir que sa « digestion » est difficile tant la méthode à laquelle recourt Barthes est complexe et « révolutionnaire ». Nombreux concepts figurants dans S/Z et qui assurent l’unité du texte sont tour à tour « molestés » par la critique aussi bien ancienne que contemporaine qui chercherait à nuancer la lecture de Barthes à l’égard de Sarrasine.
Assurément, Barthes en cherchant à suivre le texte « pas à pas » afin de présenter une relecture qui serait une sorte de réécriture de ce texte étoilé en recourant aux codes qu’il expose, fait que son interprétation devient une sorte de mimétisme du texte balzacien ce qui s’oppose radicalement à son objectif initial : métamorphoser le texte pour qu’il devienne scriptible. L’on a reproché à Barthes, à cet égard sa façon de procéder qui devient « anarchique ». S/Z n’est-il pas malgré lui un texte lisible ? Interrogation à la fois légitime et insolite dans la mesure où elle contraste avec le désir de Barthes et toute sa conception développée dans S/Z. Dans cette optique, Andrea Del Lungo, dans un article intitulé « Eloge du lisible » conteste le bilan de Barthes en admettant que « dans S/Z, le scriptible n’est finalement qu’une autre forme du lisible ».137

136- Claude Brémond et Thomas Pavel : De Barthes à Balzac, Fiction d’un critique, critiques d’une fiction, Editions Albin Michel, 1998, p 10.
137- Andrea Del Lungo, “Eloge du lisible”Carnets, Deuxième série – 6 | 2016

Ce jugement rejoint celui de Bremond qui à son tour banalise la lecture de Barthes qui constitue selon ses dires « une faillite ». Mais faillite de quoi au fait ? A travers l’emploi de ce terme, Bremond, peut-être voudrait réviser l’estimation de l’ouvrage de Barthes S/Z en tentant tant que possible de montrer les limites de l’approche barthésienne ce qu’on démontrera dans la dernière partie de notre travail.
Avant de clore ce volet relatif à l’étude de la réception polémique de S/Z, il nous paraît opportun d’ajouter un autre aspect correspondant à cette thématique et qui renvoie cette fois-ci à la division même au sein du cercle des balzaciens quant à la perception de S/Z. En effet, Pierre Barbéris, un critique d’inspiration socio-historique s’attaque violemment à Barthes, pour lui, l’auteur de Sur Racine cherche à « domestiquer le texte », Il conçoit S/Z comme « un livre amateur ». Il reproche à Barthes sa volonté d’ignorer les facteurs biographiques. Et Barbéris d’ajouter que le travail de Barthes est « une sorte de nihilisme et de primitivisme culturel selon lequel on pourrait se passer de corpus et de faire de la méthodologie sans contenu ».138
Dans la même perspective, Pierre Citron, un critique Balzacien va encore plus loin dans sa réflexion en affirmant que Barthes n’a pas su lire Sarrasine. Pour lui, le narrateur et Sarrasine sont tous les deux des doubles de Balzac ; « Sarrasine c’est Balzac jeune, c\’est-à-dire celui du passé, alors que le narrateur est Balzac adulte ».139
Selon le critique Pierre Citron, Barthes n’a pas réussi à déchiffrer le sens de la nouvelle qui selon ses dires réside dans « le contraste entre deux formes de sexualité placée sous le signe de la castration »140, thème auquel Barthes consacre toute une section dans S/Z. Bref, pour Citron « Sarrasine est en quelque sorte une auto-analyse »141. Toutefois, d’autres chercheurs qui s’affirment des balzaciens, à leur tour, vont se dresser contre ces critiques qu’on vient de citer ( Barbéris, Citron et d’autres). Ce nouveau groupe prêche une nouvelle approche dans la conception de l’œuvre de Balzac et cherche à écarter l’idée selon laquelle Balzac serait le représentant du texte classique, du trop lisible. Ils sont unanimes à présenter une nouvelle image de Balzac, une image qui se veut moderne. : on cite Lucien Dällenbach qui s’efforce de montrer dans La Comédie humaine, un autre style de Balzac, l’inachevé ou encore le discontinu.

138- P. Barbéris, « À propos du S/Z de Roland Barthes. Deux pas en avant, un pas en arrière? L’Année balzacienne, 1971,109-23. Paris : Garnier, 1971P111
139- P. Citron « Interprétation de Sarrasine » P90.
140- Ibid, p 91
141- Ibid, p 97
S’adressant à Barthes, il écrit : « Ne se pourrait-il pas que cette lisibilité fut moins solide […] qui laisse quelque chance à une lecture moderne, accordée au fragmentaire » 142. Cette nouvelle conception tend à contrecarrer à la fois Barthes et la critique universitaire incarnée respectivement par P. Citron et P. Barbéris.
Si bizarre que cela puisse paraître, certains balzaciens ont même défendu Barthes et sa lecture de Sarrasine. A titre d’exemple, l’on peut citer Nicole Mozet, qui, dans un article publié dans le Magazine littéraire écrit ceci : « Le vrai problème de la critique est de trouver un moyen terme entre le délire interprétatif dénoncé par Brémond et Pavel, et ce positivisme critique qui laisse lui aussi échapper une part essentielle du sens. Nous savons bien qu’à la suite de Barthes, on a « déconstruit » n’importe quoi, n’importe comment, mais S/Z bousculait les routines de lecture et donnait envie de relire Balzac »143. Cette citation qui n’a pas besoin d’être commentée tant le sens est parfaitement clair et visible révèle que les jugements formulés par les balzaciens si divers soient-ils, sont loin d’être unanimes quant aux réflexions de Barthes dans S/Z.
Il ressort de ce qui précède que la publication de S/Z a eu une réception foncièrement polémique. Cet ouvrage a fait l’objet de plusieurs études, analyses ou encore des commentaires pendant des années et jusqu’à nos jours. Marquant un tournant dans notre conception de concevoir la littérature, S/Z finit par être admiré par certains alors que d’autres, en revanche exècrent la lecture que propose Barthes jugée ambigüe, incohérente qui sombre dans la théorie ce qui rend sa compréhension difficile. Dans la deuxième partie de ce Chapitre, on essaiera de montrer les limites de l’interprétation barthésienne en mettant l’accent sur la difficulté d’appréhender cet ouvrage complexe.

142- Lucien Dällenbach, Du Fragment au cosmos, Poétique, Novembre, 1979, p 421
143- Nicole, Mozet,” Le S/Z de Barthes; Fiction ou interpretation? Article,P 62
Deuxième sous-partie : Les limites de l’interprétation
Selon le Petit Robert, l’interprétation est un terme qui désigne « l’action d’expliquer, de donner une signification claire à une chose obscure », ce serait alors analyser dans le sens de déchiffrer. Cette définition fait que l’interprétation est considérée comme un procédé qui vise à dire ce qui était déjà dit mais différemment. Interpréter implique l’existence d’un sens occulte que l’on tend à clarifier, à rendre manifeste.
Cette acception nous paraît insuffisante, voire trop schématique. Devenue une véritable théorie, l’interprétation est un champ d’étude, un concept à part entière dont les approches sont si multiples qu’elles donnent lieu à des conceptions variées. Nous avons donc toujours pensé et l’on pense toujours que l’interprétation est un acte qui débouche sur le dévoilement d’un sens enfoui, or il n’en est rien. Touchant les activités relatives aux sciences humaines : philosophie, littérature, psychologie…, ainsi que les diverses formes artistiques et plastiques, l’interprétation de tout acte créatif est un processus complexe qui nécessite une certaine réflexion tant les volets qu’elle englobe ne sont pas facilement cernables car liés à plusieurs procédés dont l’assimilation est parfois ambigüe.
Ce qui nous intéresse en premier lieu c’est la conception que donne Barthes à cette notion dans S/Z, laquelle est formulée dans la section II intitulée « L’interprétation ». Avant d’aborder cette question, il nous semble légitime de s’interroger si l’interprétation est une affaire de choix ? Y a-t-il des interprétations acceptées, d’autres le sont moins ? Y a –t-il finalement des limites de l’interprétation ? Nous essaierons de mettre l’accent sur cette notion ainsi que sur son acception dans la pensée barthésienne tout en montrant ses limites. Barthes conçoit l’interprétation comme un processus, une voie qui a comme aboutissement la création d’un texte pluriel. « Interpréter un texte […] c’est apprécier de quel pluriel il est »144. Voulant se démarquer du sens littéral de l’interprétation, Barthes énumère les procédés auxquels il faut recourir pour parvenir au « texte idéal », lequel correspond à la pensée interprétative qui lui tient à cœur.
Barthes estime que l’interprétation n’a pas de valeur si elle ne se transforme pas en une « ouverture de réseaux », pour lui, le sens ne doit pas être clos. Pour ce faire, il invite le lecteur à « dégager le texte de son extérieur, de sa totalité » en recourant aux codes qui assurent « l’infini du langage ». L’interprétation finit par devenir réversible, elle n’a pas d’envers.
1222
144- Roland, Barthes, S/Z, Points, p11.
Cette conception si complexe qu’elle paraisse est selon Barthes l’unique issue susceptible de fonder le scriptible axé sur la ré-écriture ou encore le pluriel ; notion capitale dans son parcours théorique. Mettant en œuvre sa pensée interprétative, Barthes laisse la fin de S/Z ouverte, en suspension, ce choix permet de repenser le rapport du lecteur à l’œuvre et contribue à anéantir la lecture de consommation. Toutefois, cette ouverture sème l’ambigüité. Nous pensons à cet égard que l’interprétation pour laquelle opte Barthes qui est profondément subjective finit par remplacer l’œuvre elle-même. Cette substitution à l’œuvre n’est-elle pas en quelque sorte une atteinte à la fonction même de l’interprétation qui est censée être une médiation entre l’auteur et le lecteur ?
De surcroît, cette rupture avec la tradition de communication entre le locuteur (ici Balzac) et le destinataire (le lecteur) ouvre le champ à des lectures personnelles selon la culture, le goût, les idées, les émotions de chaque lecteur. Cette « liberté de lire » risque de faire tourner l’interprétation en une sorte d’anarchie tant les lectures seraient nombreuses, par conséquent l’interprétation serait à son tour synonyme d’incohérence vu que toutes les connexions seraient possibles. Dans cette optique, le travail accompli par Barthes dans S/Z, quoique, ingénieux et novateur, sombre en revanche dans l’ambigüité, laquelle fait que la lecture recherchée devient hors d’atteinte et fait défaut de signification, d’ailleurs, il nous est arrivé de nous rendre compte des fois que les idées sont contradictoires. En lisant S/Z, tout lecteur peut s’apercevoir de l’abondance des notions, des concepts sur lesquelles Barthes fonde son interprétation. Ces procédés à la fois linguistiques, sémiotiques convergent à révéler la pratique de lecture que Barthes cherche à faire valoir. En effet, cette interprétation qui repose sur la segmentation du texte tuteur en lexies que Barthes prend soin de commenter d’une façon arbitraire « Ce découpage […] sera arbitraire » fait appel à un ensemble de codes, de notions qui transforment la lecture que vise Barthes en un pluriel malheureusement désorganisé.
Donnant une valeur accrue au code symbolique qui est « le lieu propre de la multivalence et de la réversibilité »145, Barthes ignore l’importance du code sémique qui aurait pu apporter des éclaircissements au lecteur quant aux tempéraments des personnages ainsi que l’évolution de l’intrigue, il dira «Pour les sèmes, on les relèvera sans plus […]on leur laissera leur instabilité, leur dispersion, ce qui fait d’eux les particules d’une poussière, d’un miroitement du sens ».146

145- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 26.
146- Ibid, p 26
Il nous semble regrettable que Barthes écarte dans son processus interprétatif ce code qui fait partie de la linguistique textuelle et attestée plus tard par Frastier dans sa théorie de la sémantique interprétative ou ce qu’on appelle l’analyse sémique. Ce choix certes volontaire de la part de Barthes, écarte tout un volet thématique qui concourt à l’organisation textuelle des signifiés. Pourtant, Barthes avoue l’importance des sèmes comme un outil connotatif. Il écrit dans S/Z, à la page 196 « Le sème est un connotateur […] le caractère est un adjectif, un attribut, un prédicat ».147Sur le plan pratique, Barthes sous-estime ce code dans l’analyse du récit ce qui fait que sa méthode devient floue ou encore contradictoire. Peut-on rejeter l’extra-textuel ou encore l’extra-linguistique pour pouvoir repérer la multiplicité des sens ?
En admettant que son objectif est de « relever systématiquement pour chaque lexie […] un meilleur espace possible où l’on puisse observer les sens »148, Barthes procèdera autrement tout au long de sa lecture de Sarrasine fondée essentiellement sur le code symbolique mais aussi sur un choix subjectif qui est le sien. Il est à noter que Barthes, chaque fois, qu’il détecte une ambigüité d’ordre dialogique (ils sont d’ailleurs nombreux dans Sarrasine), évoque systématiquement le terme « leurre » pour interpréter les lexies. Tout se passe comme si son interprétation procédait par anticipation. A cet égard, les exemples sont fréquents. Présentant le vieillard au niveau de la lexie 29 « c’était un homme », Barthes écrit « le vieillard, en fait n’est pas un homme, il y a donc feinte du discours au lecteur »149, la validité de cette assertion réside, certes, dans la connaissance préétablie de la part de Barthes sur le castrat. D’ailleurs, la lexie 510 fait allusion à la lexie 29.
« Ah ! Tu es une femme, s’écria l’artiste en délire, car même un… il n’acheva pas- Non, reprit-il, il n’aurait pas tant de bassesse. », il s’agit de la découverte de la vérité par Sarrasine qui s’affole devant la lâcheté du castrat, laquelle est déjà interprétée au niveau de la lexie 282 : « Elle jeta sur Sarrasine un de ces coups d’œil éloquents […] Ce regard fut une révélation. »150 Ce regard, selon Barthes, est toujours un leurre (anticipation) adressé par Zambinella à sa victime Sarrasine. Le thème du regard (œil, regard) n’est-il pas une sorte de communication amoureuse ? Barthes ignore cette interprétation qui peut être possible ou potentielle. Pour lui, c’est une machination et non un amour sincère comme si la zambinella était un prédateur et Sarrasine une proie !

147- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 196
148- Ibid, p 20
149- Ibid, p 48
150- Ibid, p 201

Ce qu’on pouvait encore reprocher à Barthes c’est sa volonté de manifester dans S/Z le jeu de ces différents codes sans établir entre eux une véritable hiérarchie si bien que l’interprétation qu’il avance à l’égard des lexies devient confuse et incompréhensible. Ainsi, certaines interprétations qui semblent faire appel à des contextes enchevêtrés (psychanalyse, religieux, psycho-physique …) lesquels relèvent d’un principe externe que récuse d’ailleurs Barthes dans sa lecture, aboutissent à des interprétations incongrues tant elles sont insolites et incohérentes. Pour clarifier ce qui a été dit, il n’est pas inutile de rappeler que Barthes, dans S/Z, a affirmé que c’est le corps humain qui occupe le champ symbolique. Il accède à ce champ à travers trois entrées qu’il tient à préciser et qui sont : la voie rhétorique qui « découvre la transgression de l’antithèse », la voie de la castration qui « découvre le vide pandémique du désir » et la voie économique qui « découvre l’évanouissement de toute monnaie fallacieuse, vide, sans origine sans odeur, qui n’est plus indice, mais signe, récit rongé par l’histoire qu’il transporte »151.
A première vue, ces entrées qui peuvent être conçues comme des pistes menant à dégager le sens et à mettre en valeur la dynamique du texte selon les dires de Barthes sont contredites et niées dans d’autres sections de S/Z. Dans la section intitulé « Euphémisme » on lit ceci : « Le texte est d’emblée multilingue, il n y a pour le dictionnaire textuel ni langue d’entrée, ni langue de sortie car le texte […] a une structure »152. Avancer une piste d’interprétation et la contredire ne peut que déstabiliser le lecteur qui peine déjà afin de saisir cette interprétation assez complexe de nature. Nous pensons qu’il y a une instabilité théorique ou encore méthodologique qui risque de rendre inaccessible l’interprétation de Barthes.
Bref, en tant que lecteur de Balzac, Barthes formule un parcours interprétatif « démesuré, excessif » si bien par exemple que l’extrait suivant « ses jambes tremblantes refusait presque de le soutenir […] il avait eu tant de plaisir […] il sentait en lui un vide, un anéantissement […] envahi par une tristesse inexplicable, il alla s’asseoir sur les marches d’une église. Là, le dos appuyé contre une colonne, il se perdait dans une méditation confuse comme un rêve. La passion l’avait foudroyé ».153 [Lexie247 ,248] donne lieu à des commentaires « loufoques, absurdes » Dans ces lexies, Barthes recourt à la psychanalyse, à la religion pour lire dans cette scène de théâtre un orgasme solitaire et une volonté de domestiquer le plaisir.

151- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 221
152- Ibid, p 127
153- Ibid, p 125
La tristesse, selon Barthes relève du plaisir « post-coïtum », la colonne n’est que l’image du phallus brûlant. Y a-t-il réellement une congruence de rapports entre cette interprétation et le plaisir dont parle Barthes ? Les sémèmes « vide, néant, envahi, tristesse, foudroyé »concourent probablement à montrer l’effet de cette soirée que Sarrasine a vécue au théâtre écoutant la voix de Zambinella. La méditation confuse à laquelle il s’adonne exprime à la fois son désenchantement, mais le manque affectif qu’il vit.
Quoi qu’il en soit, ce champ symbolique qui structure l’interprétation de Barthes est fort discutable. Outre le fait qu’il sépare et écarte les autres codes, il « altère » l’unité de la description sémantique du contexte abordé en focalisant l’intérêt sur des éléments au détriment d’autres qui peuvent paraitre enrichissants. Par conséquent la connotation : un procédé cher à Barthes, une fois situé sur un code (surtout le champ symbolique) occulte d’autres niveaux interprétatifs intéressants, ce qui fait que le parcours interprétatif qu’il présente est loin d’être organisé, structuré en un mot synchronisé.
Un autre exemple que nous tenons à citer et qui confirme nos propos. Sarrasine, ému par le désir de son premier rendez-vous avec la Zambinella dit à un inconnu : « La mort dût-elle m’attendre au sortir de la maison, j’irai encore plus vite ».154 Barthes restreint le sens de cette lexie à deux actes « le passer-outre d’un avertissement » et le « vouloir mourir ». Pourquoi ignore-t-il le caractère du personnage, ici Sarrasine, brave, amoureux déterminé…Pourtant il est dit dans S/Z que « le sème constitue le signifié par excellence, tel que le désigne la connotation, au sens presque courant du terme »155. Nous pensons que le sème peut être dénotatif ou connotatif et il peut couvrir des contenus sémantiques différents : volet que Barthes écarte volontairement.
Il est évident que l’interprétation que propose Barthes est profondément subjective qui va de pair avec ses intentions de désorganiser l’énonciation, désoeuvrer l’œuvre sans pour autant accorder le moindre intérêt à l’interprétant ici Balzac. Dans cette perspective, il nous paraît pertinent de citer Charles Pierce qui estime que c’est l’interprétant qui fait « agir » le texte en le signant. Sans l’interprétant, le texte n’est qu’un objet-rien condamné à l’in-signifiance car il n’était pas devenu signe. Pierce conçoit l’idée d’un sens du texte auquel l’interprétant (dans le sens auteur) reste redevable.

154- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 141.
155- Ibid, p 24
Cette conception relative à l’interprétation va à l’encontre de l’approche barthésienne trop subjective qui s’adresse à priori à un lecteur modèle apte à saisir les « non-dits » du texte. Mais existe-t-il réellement un lecteur modèle ? La lecture n’est-elle pas une fonction, un « rôle » organisé selon des critères divers dont par exemple l’intention sémantique, esthétique ou encore épistémologique que l’auteur en tant qu’interprétant cherche à établir !
Si l’on admet que toute l’interprétation émise par Barthes a pour finalité la création de ce qu’il nomme le « texte idéal », nous pensons en parallèle que le texte idéal nécessite un « lecteur idéal », or existe-t-il un lecteur idéal ? Cette notion n’est-elle pas une utopie dans le sens où tout lecteur est finalement l’image de l’auteur avec ses forces, ses rêves et ses faiblesses ? Nous admettons que l’idéal auquel prône Barthes rejoint l’universel, l’absolu d’où ses limites.
Abordant la question de lecture en tant que forme d’interprétation, Umberto Eco émet quelques notes qui nous paraissent pertinentes et qu’on cite. Eco estime que l’existence d’un « lecteur parfait » est un acte si complexe car ce lecteur devrait être un véritable érudit. Cette érudition est le fruit d’un savoir très élargi qui est nourri par l’expérience personnelle et la mémoire collective. Ce lecteur devrait posséder des compétences relatives aux systèmes idéologiques, à la rhétorique, aux propriétés sémantiques… Barthes était-il un lecteur modèle ? Si oui, le lecteur de Barthes l’était-il aussi ? L’interprétation de Barthes de Sarrasine n’est-elle pas élitiste ? Autant d’interrogations que suscitent en nous l’approche barthésienne.
Nous disons tout simplement que l’interprétation de Barthes, si riche et ingénieuse, s’érige en une utopie car les lecteurs de Barthes ignorent leur incompétence et n’ont pas la même aptitude à formuler une interprétation aussi poussée. Ne possédant pas un savoir étendu, le lecteur finit par émettre des hypothèses de lecture ou d’interprétation qui peuvent être vérifiées ou contestées selon l’approche adoptée par chaque lecteur. Barthes, à son tour, en tant que lecteur de Balzac émet une hypothèse de lecture, une interprétation qu’il s’attribue. En dissociant l’intériorité et l’extériorité du texte tuteur, il fonde son parcours interprétatif, lequel parcours est loin d’être approuvé par tous.
Dans cette perspective, l’on se demande si les interprétations d’un texte littéraire sont toutes valides, fiables ? La multiplicité des interprétations est-elle un indice fructueux ou en revanche une voie ouverte à l’anarchie ? Face à cette question, les avis sont partagés. Pour rester dans le vif de notre sujet, nous dirons que l’interprétation de Sarrasine avancée par Barthes n’est pas la seule, il y a eu maintes lectures qui rejoignent celle de Barthes, d’autres qui la contredisent. Ceci nous amène à nous interroger si l’interprétation est un choix personnel ?
Dans son ouvrage Les limites de l’interprétation, Umberto Eco traite cette question subtile en essayant en tant que critique de clarifier les mécanismes qui régissent l’interprétation. Il convient de noter que notre étude nous a fait voir qu’il peut y avoir de multiples lectures d’un texte, lesquelles débouchent sur des interprétations diverses, donnant à penser qu’il n’ya pas une seule lecture possible, une seule interprétation qui pourrait être la bonne, la meilleure car il va de soi qu’une lecture d’un texte peut nous faire plonger dans une sorte de méditation qui renvoie à plusieurs mondes possibles sans pour autant qu’on soit contraint de référer au texte de départ ici Sarrasine.
Toutefois, Eco émet un avis précis concernant ce que nous venons de dire. S’il accepte l’idée selon laquelle un texte peut avoir plusieurs sens, il rejette catégoriquement le fait qu’un texte puisse avoir n’importe quel sens. Il y a alors des limites dans l’interprétation d’un texte, selon Eco. Ces limites « seraient des contraintes textuelles » : s’il n y avait pas un sens, il y avait des sens interdits. « Toute interprétation donnée portant sur une certaine portion d’un texte peut être acceptée si elle est confirmée par, et doit être rejetée si elle est contestée par une autre portion du même texte. En ce sens la cohérence textuelle interne contrôle les parcours du lecteur, lesquels resteraient sans cela incontrôlables ».156. Nous pensons que si l’on a établi des limites pour l’interprétation, c’est pour garantir une interprétation valide, faute de quoi, quiconque interprète comme il lui plaisait ce qui risque de nuire gravement à la notion de lecture. S’ajoute à cela que certains critiques émettent des jugements assez poussés en disant que les textes déconstructionnistes comme S/Z (déconstruction de Sarrasine) ne peuvent pas être considérés comme des interprétations car ils sont une utilisation du texte. Bref, il est donc évident que les facteurs qui règlent la notion de l’interprétation sont divers comme on vient de le montrer. Il s’en suit que l’on ne peut pas attribuer une signification assez conceptuelle, théorique à un texte tel est le cas dans S/Z car le lecteur aurait une difficulté à assimiler l’interprétation. Outre ce fait, nous ne pouvons pas imposer une interprétation unique, définitive aux lecteurs, lesquels peuvent avoir des références culturelles, idéologiques différentes. S’exprimant à propos de l’interprétation, Derrida estime qu’il n’ ya pas de limites interprétatifs. Pour lui, la déconstruction célèbre une sémiosis absolue qui ne peut pas être considérée comme une dérive.

156- Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Grasset, p231.
Au contraire, le texte doit être conçu comme « une machine qui produit un renvoi indéfini »156. Barthes rejoint dans S/Z cette idée selon laquelle il ne peut y avoir un signifié définitif et par conséquent l’interprétation est un parcours de sémiosis absolue. En affirmant qu’ « il n’ya pas de hors-texte »158, Derrida légitime toute forme de lecture ou d’interprétation. Barthes semble être proche de cette conception, d’ailleurs, les interprétations qu’il se permet de formuler convergent à mettre en valeur sa pratique de lecture basée sur un arsenal conceptuel.
Si tout est permis, s’il n’y a pas de hors-texte, si l’interprétation est une activité illimitée, n’est-il pas vrai d’admettre qu’il y a malgré tout des interprétations erronées ou incongrues ? Nous estimons que l’interprète qui est Barthes avance dans S/Z des interprétations qui sont tellement poussées, exagérées, qu’elles finissent par être « loufoques ». La lexie 56 en est un bel exemple : « Echappé de sa chambre comme un fou de sa loge, le petit vieillard s’était sans doute adroitement coulé derrière une haie de gens attentifs à la voix de Marianna, qui finissait la cavatine de Tancrède. »159
Barthes voit dans cet extrait que le vieillard est un fou échappé. Sème de l’extra-monde, la folie est surnaturelle. Un fou échappé est plus fou qu’un fou enfermé : Folie échevelée, en liberté, il est dangereux car la folie est elle-même franchissable des murs. La loge fait du vieillard un fou non métaphorique mais institutionnel qui a son logement spécifique.
Cette interprétation nous paraît « vertigineuse », est-ce la bonne ? Il nous a été difficile de saisir cette lecture tant elle est « fantastique » : un fou libre est-il à craindre autant qu’un fou incarcéré ? Cet exemple nous pousse à réfléchir si Barthes n’a pas une propension à dire des choses non vérifiées pour ne pas dire « fausses ». Pour atténuer, nous disons tout court que probablement Barthes émet des interprétations qui ne sont pas évidemment crédibles ou si elles le sont, elles ne sont pas finalement évidentes.
D’ailleurs, les exemples sont assez nombreux dans S/Z, ouvrage qui comprend des commentaires donnant des interprétations stupéfiantes du moins pour nous lecteurs qui ne disposons pas d’une connaissance approfondie à l’égard de Barthes et ses théories conceptuelles assez complexes.

157- Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Grasset, p 371
158- Jacques Derrida – \”De la grammatologie\”, Ed: Minuit, 1967, p227
159- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 56
Dire que la quête du pluriel nécessite une interprétation ouverte, illimitée, engendre une confusion même de notre intelligence, de notre aptitude à saisir les diverses acceptions d’un texte qui seraient multiples selon Barthes, lequel estime que le texte est sans doute un espace où l’esprit affirme sa liberté. D’ailleurs Barthes formule son objectif interprétatif comme suit : « Ce que j’ai fait dans S/Z, c’est d’expliciter non pas la lecture d’un individu lecteur, mais celles de tous les lecteurs mis ensemble […] j’ai explicité une sorte de réseau où toutes les lectures peuvent se loger, et ont le droit de se loger »160.
A en croire Barthes, tout lecteur a le droit d’émettre une interprétation, laquelle aurait le droit d’être valide, quand bien même elle contredirait les autres. D’après cette citation, on aurait un éclatement au niveau de l’interprétation, une mosaïque de lectures « à tous les goûts ». Et Barthes d’ajouter que « lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer, mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms »161. Il s’en suit que le lexique est fuyant, ce qui justifie le glissement du sens. Cette approche ne peut qu’aboutir à « une thématique infinie » qui serait « la fatalité d’un coup de dés »162. Il ne s’agit pas là d’un appel au hasard qui ne pourrait pas selon notre avis modeste fonder une méthode d’interprétation sinon irrationnelle. Nous pensons qu’un lecteur, pour une meilleure perception aurait besoin de retenir le nom d’un sens, faute de quoi l’interprétation ferait un défaut de signification.
S’ajoute à cela le fait que les lecteurs ne réagissent pas tous de la même façon à l’égard d’un texte, il s’en suit que l’œuvre qui devient polyvalente finit par véhiculer un message ambigu, une pluralité de signifiés. Pour éviter toute dérive interprétative, nous pensons que l’auteur est invité à diriger le lecteur dans le mécanisme de sa lecture. Autrement dit, l’auteur devrait penser à la notion d’un lecteur exemplaire qui pourrait actualiser son texte à travers un parcours interprétatif qui prendrait en considération l’évolution des structures discursives et l’intention du lecteur ou du récepteur.
Il résulte de ce qui a été dit que la justesse et la validité d’une interprétation peut-être subordonnée à l’aptitude d’un lecteur à repérer dans le texte des marqueurs discursifs ou autres qu’un auteur insère dans son œuvre ce qui lui permet d’émettre une lecture conçu comme un travail interprétatif assurant la cohérence du sens.

160- Roland, Barthes, Critique et autocritique , Seuil,T III, P 645
161- Roland, Barthes, S/Z, Points, p 27
162- Ibid, p99
Certes, l’on parle d’un lecteur qui dispose de certaines compétences pour pouvoir mener à bout une lecture qui se tient et qui s’éloigne des notions assez complexes, des concepts théoriques pour que l’interprétation soit plausible et surtout rationnelle. Si nous admettons cette hypothèse de lecture c’est parce que celle développée par Barthes renvoie à des contextes multiples intégrant des codes réversibles ce qui a donné un commentaire peu clair et surtout inaccessible car profondément conceptuel.
Outre ce que nous venons de mentionner, nous pensons qu’il est intéressant de dire que l’interprétation proposée par Barthes est due également à sa fameuse théorie de la mort de l’auteur. Le spectre de l’auteur a hanté le monde de la littérature depuis toujours. Il a été inspiration, conscience qui détermine le sens et sujet discursif. Barthes, tout comme Derrida ont dénoncé la pertinence de son intention pour déterminer la signification de l’œuvre. Ils ont déconstruit l’auteur en tant que conscience organisatrice du texte, ce qui a contribué au déclin de son emprunte sociale, historique ou encore stylistique. La disparition auctoriale que Barthes a créée et que Derrida a développée n’est-elle pas à l’origine de l’ambigüité de l’interprétation littéraire ?
Si pour Barthes le texte ne peut s’expliquer par son contexte, c\’est-à-dire l’auteur, la société ou encore l’histoire, le lecteur finit par être « piégé » et sombre dans un désarroi car, faute de directives émises par l’auteur, il éprouve une difficulté à assimiler les divers messages qu’un texte peut émettre, ce qui rend l’interprétation hors d’atteinte. Rejoignant Barthes, Derrida estime que la mort de l’auteur est une nécessité de l’écriture. Pour lui, l’auteur n’est pas l’origine du texte mais seulement une trace qui a visité le texte et l’a délaissé pour ne plus y revenir. Le livre, pour eux, vit indépendamment de celui qui l’a écrit.
Auparavant, il y avait un centre, un maître, un producteur d’un monde ordonné au sein duquel tout prenait un sens en fonction d’une finalité précise. Avec Barthes et Derrida, l’on assiste plutôt à une errance épistémologique car il n’ya ni centre, ni origine ni maître. Cette approche qui a pour finalité de détrôner l’auteur qui finit par être déchu de ses privilèges a altéré notre manière d’interpréter le texte, par conséquent, l’interprétation s’érige en un parcours pénible et incertain car il nécessite des compétences dont certains lecteurs ne disposent pas.
Par ailleurs, la conception de Barthes est à son tour remise en question par d’autres approches critiques qui vont ressusciter l’auteur en avançant de nouvelles pistes relatives à l’interprétation et à la compréhension textuelle. Bien que l’auteur ait perdu son autorité auctoriale et sa renommée historique et sociale, sa présence est toujours sentie autour de sa production. Son empreinte, quoique remise en question, continue d’orienter le lecteur et d’illuminer le monde de la littérature. Nous estimons que l’auteur a toujours un rapport avec ses écrits et nul ne peut nier son inscription dans le texte. Ruth Amossy explique la double nature de l’auteur en écrivant :
« L’image au sens littéral, visuel du terme se double donc d’une image au sens figuré. Elle comporte deux traits distinctifs : elle est construite dans et par le discours, et ne se confond en rien avec la personne réelle de l’individu qui a pris la plume ; il s’agit de la représentation imaginaire d’un écrivain en tant que tel. Elle est essentiellement produite par des sources extérieures et non par l’auteur lui-même : il y a représentation de sa personne, et non présentation de soi. C’est en quoi elle se distingue de l’ethos discursif, ou image de soi que le locuteur produit dans son discours ». 163
Il y’a d’après ce constat deux modalités de l’auteur : son être discursif et sa personne réelle. La première est un être de mots, une figure fictive, la deuxième est une image produite aux alentours de ses écrits, produite par des sources extérieures. Amossy parle d’image de soi, qui est discursive et qui est produite par le locuteur et d’une représentation de sa personne que les autres discours produisent.
Bref, pour mieux saisir les volets sémantiques de Sarrasine, il est impératif de prendre en considération l’auteur Balzac, son vécu, son histoire, le contexte social ou littéraire de l’époque. D’ailleurs, selon Pierre citron : « « Sarrasine c’est Balzac jeune, c\’est-à-dire celui du passé, alors que le narrateur est Balzac adulte »164.

163- Ruth, Amossy, « la double nature de l’image et de l’auteur », Argumentation et Analyse du discours, 2009, p5
164- P. Citron « Interprétation de Sarrasine » Article, publié, dans L’Année Balzacienne,1972, P90

Conclusion
Au terme de ce modeste travail de recherche, nous pouvons admettre que, si nous essayons de trouver un terme pour qualifier le rôle que Roland Barthes a assuré dans S/Z, nous proposerons un mot aussi simple : un lecteur. Quant au sens qu’il faut comprendre dans l’expression « Barthes le lecteur », il est certes relatif à la personne de Barthes et à la conception qu’il se fait de la lecture. Outre le fait qu’il lit pour vivre son propre plaisir du texte, il conçoit en parallèle la lecture comme un procédé qui lui permet de déchiffrer, de déconstruire « un matériau premier ».
En effet, Balzac qui incarne un aspect de la littérature française du XIX siècle représentant le roman classique par excellence, devient dans S/Z cible d’une lecture critique qui finit par repenser le texte classique (Sarrasine) ayant subi une profonde métamorphose pour devenir enfin un texte scriptible ou encore moderne. Menant une analyse autour des thèmes concernant l’œuvre, le texte, l’auteur, l’écriture, Barthes accomplit, dans S/Z, sa transition du structuralisme vers le poststructuralisme et l’intertextualité.
Au sein des études que mène Barthes, l’auteur Balzac est anéanti et cède sa place au lecteur car pour Barthes lire c’est être présent dans le texte, c’est comme s’il voulait lui impliquer une marque subjective. Le lecteur n’est plus une personne extérieure au texte qu’il lit, il constitue au contraire le seul personnage de l’analyse textuelle. D’ailleurs, toute la lecture classique barthésienne a été motivée essentiellement par son désir de réécriture qui consiste à déstabiliser l’énonciation, remettre en question la critique ancienne et une certaine façon de lecture qui a fait son temps. Ce choix pour lequel opte Barthes passe par la déconstruction du signifié en commentant le texte de Balzac Sarrasine après l’avoir découpé en lexies qui constituent des unités de lecture. Cette approche contribue à problématiser deux notions importantes qu’on vient de traiter : texte et œuvre. Auparavant, le texte était déterminé par une structure close régie par une notion capitale qu’est la vérité. Barthes s’attaque à la représentation du texte dépositaire d’une vérité. Evoquant la « crise du signe », il parvient à démontrer que le texte est une texture magique qui admet plusieurs interprétations libres. Le texte ne comprend ni cœur, ni secret, tout comme l’œuvre d’ailleurs qui était considérée comme un système hors duquel il ne peut y avoir rien. Barthes, mènera un travail de désoeuvrement de l’œuvre, ce qui fait que ce concept intègrera désormais d’autres notions comme la textualité, la productivité, signifiance afin de suggérer des sens possibles au lecteur.
L’analyse que nous avons menée dans ce travail de recherche nous a permis de voir que Barthes, à travers les concepts, les notions auxquels il recourt pour fonder sa conception de lecture notamment les codes, la connotation, la déconstruction, s’érige à la fois en un lecteur qui a le droit de lire autrement, en un critique et en un auteur. D’ailleurs, l’analyse textuelle semble se situer encore du côté du lecteur en empruntant des concepts qu’on avait déjà mentionnés et qui sont le phéno-texte et le géno-texte, permettant d articuler le texte sur l’intertexte pour que le commentaire devienne à son tour un texte.
Dans S/Z, Barthes a déconstruit l’autorité auctoriale. Ainsi, l’auteur devient juste un être de papier en dehors duquel il n’est que négation. Le poststructuralisme en tant que mouvement littéraire renforce la critique du sujet parlant et critique toute tentative visant la recherche d’un sens profond ou une réalité derrière les signes dans la mesure où il n’existe pas de correspondance parfaite entre l’expérience originaire de l’auteur et sa communication artistique du fait qu’il ne peut y avoir de rapport exemplaire entre le signifiant et la « chose » signifiée.
Disons en définitive que la réflexion de Barthes dans S/Z qui est profondément critique s’inscrit dans son parcours intellectuel assez ingénieux. En forgeant des concepts multiples : le scriptible, le lisible, la pensivité, les codes …il met sa pensée en perpétuel mouvement qui traverse la pluralité des discours critiques et théoriques, en les adoptant et en les détourant sans cesse. Par son approche originale, il a entièrement révolutionné notre conception de la littérature en plaçant le sujet au centre de toute tentative de lecture afin de garantir la qualité de l’interprétation, même si des fois, cette interprétation est assez poussée, assez complexe ce qui fait qu’elle devient ambigüe et loin d’être facilement accessible.
La réflexion de Barthes, dans S/Z, va affecter également les approches stylistiques. Contre l’opposition classique entre le fond et la forme, Barthes invite les stylisticiens à s’orienter vers une « stylistique transformationnelle » car le style est « un corps de traces, une mémoire ». Cette approche se détacherait de la grammaire transformationnelle et étudie le style comme mouvement de l’œuvre et du style en mouvement, l’on aboutira à ce qu’on appelle aujourd’hui : une poétique de l’inachevé. Pouvons-nous admettre que Barthes dans S/Z, accomplit en parallèle une poétisation du domaine critique ? « la lune […] est la chaleur réduite à son état de manque »165. Cette phrase profondément poétique n’a pas peut-être un sens premier ; pourrait-elle suggérer néanmoins que Barthes cherche à poétiser le conceptuel ?