Le Teatro delle Albe : les nouvelles frontières du théâtre transculturel

Le Teatro delle Albe : les nouvelles frontières du théâtre transculturel

La dramaturgie italienne des trente dernières années a été marquée per une volonté d’explorer de nouveaux parcours, de nouveaux espaces où se montrer et par la naissance de nouvelles maisons d’édition spécialisées dans la publication de textes théâtraux. Ce renouveau, comme l’a très bien expliqué Paola Ranzini, a commencé à la fin des années 80, avec la renaissance de l’écriture dramatique jusque-là reléguée à l’arrière-plan au profit du théâtre des metteurs en scène. Un renouveau reconnu par une partie de la critique théâtrale qui affirmait la nécessité d’un nouveau répertoire de textes inspirés par des « thèmes de notre époque » rendu indispensable par l’épuisement de la veine des metteurs en scène plus occupés par la relecture des classiques et par une recherche souvent purement formaliste.
Ce retour à la parole et au texte par les groupes de théâtre de recherche montre que le théâtre italien de la fin du XXe siècle semble avoir dépassé les grandes oppositions qui ont caractérisées le XXe siècle entre un théâtre de parole et un théâtre d’image, entre un théâtre qui vise à la représentation d’un texte préexistant et un théâtre qui fait du spectacle un événement unique (théâtre performance), entre un théâtre de tradition et un théâtre d’avant-garde ou de recherche .
A l’intérieur de cette tendance de retour au texte théâtral, plusieurs auteurs dramatiques italiens, comme Marco Baliani , Pippo Del Bono , Leonardo Gazzola , Laura Forti , Félicité Mbezelé , Ulderico Pesce , Lina Prosa , ainsi que le Teatro delle Albe , qui fait l’objet de notre étude , ont abordé la question de la représentation de l’étranger, des différences et des similitudes culturelles et de la condition du migrant en tant qu’homme-frontière selon des poétiques et des dramaturgies très différentes .
Parmi les modalités dramaturgiques choisies par ces auteurs pour représenter l’Autre en tant qu’étranger migrant dans leurs œuvres et dans leurs spectacles, la forme drammaturgique que Maria Cristina Mauceri et Marta Niccolai ont qualifié de « théâtre-créole-transculturel » nous semble la plus innovante et fructueuse du point de vue culturel et artistique. Les auteurs dramatiques que l’on peut inscrire dans cette modalité intègrent dans leurs œuvres l’étranger, le migrant ou le Rom, sa réalité et sa culture tout en créant les bases pour une coexistence et une évolution commune . Le terme de théâtre-créole-transculturel » réunit deux concepts qui sont

en quelque sorte interdépendants : « la poétique de la créolisation » d’Eduard Glissant et « la transculturation européenne » à laquelle se réfère largement le critique italien Armando Gnisci pour son analyse de la littérature migrante contemporaine . La créolisation correspond à la rencontre entre cultures différentes dans un contexte de globalisation qui peuvent évoluer grâce aux contacts qui s’établissent entre elles . A son tour le concept de transculturation, théorisé par l’anthropologue cubain Fernando Ortiz dans les années 40 , permet de définir avec plus de précision la tendance à l’hybridation propre à chaque culture à engendrer de nouvelles formes créoles et imprévisibles. Le concept de transculturation est ici utilisé avec une spécificité européenne dans les contacts entre Européens et migrants. Dans ce sens, il indique une action transculturelle commune dont les acteurs sont des Européens et des personnes migrantes et qui est organisée selon trois mouvements diachroniques et synchroniques : Décolonisation, Créolisation et Globalisation . Dans ces deux processus deux ou plus cultures se rencontrent, évoluent ensemble et produisent quelque chose de nouveau qui, tout en gardant les caractéristiques des cultures originaires, est différent ainsi qu’imprévisible.
En Italie, les premières collaborations artistiques transculturelles ont été réalisées dès la fin des années 80 surtout dans le domaine théâtral, comme nous le verrons pour le Teatro delle Albe, sans doute parce que le théâtre moderne existe grâce à la rencontre et à la confrontation de plusieurs cultures comme l’affirme Marco De Marinis :

Le théâtre, du moins le théâtre occidental moderne, possède un caractère foncièrement interculturel et transculturel : un caractère interculturel parce qu\’il naît toujours de la rencontre, de la confrontation de plusieurs cultures, d\’identités culturelles différentes, celles de l\’auteur, des acteurs, du metteur en scène et du public, et des relations qui s\’établissent entre elles ; un caractère transculturel parce qu\’il tend à dépasser les données culturelles de départ et que, en tant qu\’expérience réelle, authentique, il met en question les identités figées, personnelles ou, collectives, il essaie de toucher à un noyau dur, au plus profond de l\’individu, un noyau (ou niveau) qui démontre dans la pratique une certaine objectivité, pré- ou postculturelle ou, bien justement, transculturelle .

A ce caractère interculturel et transculturel, il faut aussi ajouter la dimension collective du théâtre qui permet une collaboration durable entre comédiens européens et comédiens migrants ou Rom, différemment du roman et de l’autobiographie où l’écriture à quatre mains a été un phénomène initial et temporaire .

Parmi les auteurs dramatiques et les compagnies théâtrales cités qui depuis plusieurs années travaillent en Italie à la création de textes et de spectacles théâtraux transculturels le Teatro delle Albe est sans doute une des compagnies les plus significatives, non seulement parce qu’elle est un des premiers groupes à avoir conçu des spectacles interethniques, mais également pour sa conception de ce que doit être la fonction du théâtre aujourd’hui.

Le théâtre comme antre de la polis, dans la polis : le lieu, la communauté, et le chœur, nous devons littéralement les inventer comme les Grecs anciens. C’est une opération d’alchimie, un pari qui dure une vie, une création démesurée, une entreprise de tous. A l’époque des grands médias virtuels immatériels, le théâtre est le lieu de la matière sacrée .

Marco Martinelli, auteur, metteur en scène, acteur et membre fondateur du Teatro delle Albe, a voulu créer un théâtre directement lié à la vie de la cité dont il se propose de réinventer les espaces et les formes pour représenter les besoins de la communauté dans toute leur matérialité et en opposition à la réalité immatérielle des médias. Un théâtre que Marco Martinelli et Ermanna Montanari ont qualifié de théâtre politttttttique en réaction à un théâtre politique des années 70 qui semblait avoir une réponse à tout mais aussi pour réagir contre la superficialité et l’hédonisme des années 80. Ce théâtre politttttttique selon Ermanna Montanari n’est pas un théâtre de réponses car la scène théâtrale n’a pas de solutions aux problèmes de la société, « elle ne peut qu’exhiber les infections qui concernent aussi bien la psyché que la cité ».
Le Teatro delle Albe, dont le nom a été inspirée d’une pièce éponyme du belge Emile Verhaeren , a été créé à Ravenne en 1983 par les comédiens Ermanna Montanari, Marco Martinelli, Marcella Nonni et Luigi Dadina avec l’objectif de faire un théâtre qui « se nourrisse d’autre chose que de style », c’est-à-dire d’esthétique théâtrale, car selon Marco Martinelli un théâtre obsédé uniquement par la recherche de nouveautés formelles se réduit à un simple exercice de style. ». Dans le projet théâtral du Teatro delle Albe la parole, le texte ont toute leur importance et dès le début leur idée du théâtre allait à l’encontre du travail de recherche théâtral mené par d’autres jeunes compagnies italiennes des années 80 comme I Magazzini criminali ou Societas Raffaello Sanzio de Romeo Castellucci plus liées aux arts plastiques et à un théâtre où l’image prend le dessus sur la parole .
Dès ses premiers spectacles le Teatro delle Albe a mis au centre de sa recherche « l’impérieux battement de la vie », c’est-à-dire un besoin d’être connecté à la vie, à la réalité de son époque dont Marco Martinelli veut « exhiber les blessures, les infections ». Une telle intention programmatique conduit inévitablement ces quatre jeunes comédiens à croiser la question migratoire.
A la fin du XXe siècle, l’émigration italienne de masse, commencée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est désormais terminée. Suite aux premiers effets de la globalisation l’Italie est devenue un pays d’immigration ou de transit migratoire et la présence de migrants venant d’Asie, d’Europe de l’est et d’Afrique est de plus en plus visible à Milan, à Rome et sur la côte adriatique où les Vù cumpra, à savoir des vendeurs à la sauvette pour la plupart du temps arrivés clandestinement en Italie, proposent toutes sortes d’objets et vivent à la marge de la société italienne. Une sorte de frontière interne s’établit entre la société italienne et ces premiers immigrés. Contraints à l’invisibilité, les hommes et le femmes arrivés du sud du monde sont repoussés ou confinés dans des zones urbaines liminaires, campements, gares, campagnes isolées, plages.
Confine (Frontière) est sans doute le spectacle fondateur de la compagnie ainsi qu’une première tentative de réflexion transculturelle qui inclut cette nouvelle réalité historique qu’est la migration. Mis en scène en 1985, Confine s’inspire de la nouvelle éponyme de Marco Belpoliti qui raconte la vie des gens du cirque, des clowns, véritables monstres qui rêvent d’avoir un corps souple et léger capable de s’affranchir de toutes les limites. Le spectacle du Teatro delle Albe s’éloigne du texte source, car il ne s’agit pas de proposer une réflexion sur le cirque, mais plutôt un discours visuel sur la faim que subissent des millions de personnes dans le monde. A travers une succession de tableaux le spectacle raconte l’itinéraire du petit cirque Watutsi – symbole d’une négritude désespérée – qui traverse les petites villes de la plaine du Pô. La langue littéraire de Marco Belpoliti est ainsi transformée en langage corporel, il inspire une séquence d’images racontée par le jeu actorial d’Ermanna Montanari et la mise en scène de Marco Martinelli.
Selon Marco Martinelli, Confine (Frontière) a représenté « une véritable frontière entre les spectacles précédents et ceux qui ont suivi, entre un théâtre autoréférentiel, pour lequel la parole suffit à son existence et un théâtre où il faut exister, entre un théâtre de parole et un théâtre de chair ». Précisons que, tout en étant un spectacle important dans l’élaboration de la poétique théâtrale du Teatro delle Albe, Confine ne constitue pas encore une forme de théâtre interculturel. L’étranger, l’immigré, n’est pas encore incarné, mais plutôt évoqué, véhiculé par la dimension circassienne et la littérature. Le réel n’occupe pas encore la scène comme dans les spectacles qui suivront.
La découverte, lors d’une conférence du géologue Franco Ricci Lucchi, que la partie adriatique de la péninsule italienne, et notamment de la côte de la Romagne, serait une partie de l’Afrique s’étant détachée du continent africain quelques millions d’années auparavant, bouleverse les comédiens et les persuade de l’absurdité de l’existence des frontières. Cette prise de conscience serait à l’origine du spectacle Romagna mia (1987) auquel participent pour la première fois un groupe de jeunes migrants sénégalais.
Mais ce sont surtout les contacts répétés avec la réalité marginalisée de la migration des années 80, les visites dans les premiers campements de migrants sénégalais qui font mûrir chez les comédiens des Albe la conviction que « le croisement entre la culture blanche et la culture des « envahisseurs aliénés était théâtralement possible uniquement en mettant sur scène des corps et des cerveaux noirs ».
Cette réflexion a eu comme conséquence l’intégration dans la compagnie de trois jeunes migrants sénégalais – Iba Babous, Abibou N’Diaye et Khadim Thiam- ainsi que la création en 1987 du spectacle Ruh-Romagna più Africa uguale (Ruh-Romagne plus Afrique égale). Une intégration qui, selon Marco Martinelli, ne répond pas uniquement à une question de poétique théâtrale, mais c’est une action qui doit inévitablement suivre une déclaration d’intention afin que le théâtre existe, qu’il soit un théâtre de chair :
Si nous ne traduisons pas sur scène tout l’horreur et la joie que nous éprouvons dans la vie, si nous n’incarnons pas le théâtre, il ne nous reste qu’un peu de technique ainsi qu’une manière superficielle de faire passer le temps à nous et aux autres .

L’écriture dramaturgique des Albe
Au début de notre étude nous avons souligné l’importance du retour au texte dramatique de la part des compagnies de théâtre de recherche. Mais comment le Teatro delle Albe écrit-il un texte dramatique ? Précisons que le travail du Teatro delle Albe ne se réalise pas à partir d’un texte écrit préexistant, mais par une réflexion collective qui démarre de quelques dialogues auxquels participent l’auteur, le metteur en scène et les comédiens. Chacun apporte sa vision, ses idées, sa culture théâtrale pour trouver les images et les idées du futur spectacle. Ce n’est pas non plus une improvisation théâtrale, il s’agit plutôt de chercher des solutions scéniques concrètes. Le travail d’écriture commence après cette première phase de préparation toujours dans un va et vient entre la scène, la salle et les loges. C’est une écriture que Paola Ranzini a qualifié de dramaturgie consuntiva (de bilan) c’est-à-dire un auteur qui écrit pour des acteurs dans le cadre d’un spectacle précis et le texte est une sorte de « bilan » car il est le résultat de cette collaboration et est édité après la création au théâtre . Au début de chaque spectacle il n’y a jamais ni de texte ni de projet définitif, il y a une pulsion très forte, une intuition qui attire tout le monde. « C’est la pratique de la scène qui travaille l’intuition pour en faire du théâtre ».
Histoire et écriture, acteur et auteur sont les deux pôles à partir desquels le Teatro delle Albe élabore son langage scénique. La coïncidence de ces deux pôles a engendré tous les travaux du Teatro delle Albe. C’est le mélange des oppositions qui est à la base de leurs projets théâtraux: l’opposition entre sacré et profane, entre rationalité et magie, entre corps et écriture, entre noir et blanc, entre tragique et comique entre langue africaine (le wolof) et dialecte italien (le dialecte de Romagne).
Une telle technique théâtrale, qui s’appuie sur l’ hybridation des formes et des traditions, sur le plurilinguisme ainsi que sur l’écriture collective du texte théâtral, est très proche du laboratoire théâtral baroque comme le confirme l’intérêt que Marco Martinelli porte au philosophe Giordano Bruno et notamment à sa comédie Il Candelaio (Le Chandelier) avec laquelle il revendique une parenté surtout pour l’élaboration du spectacle Ruh-Romagna più Africa uguale. La confrontation avec tradition théâtrale et littéraire est un autre élément aussi important dans la construction du langage théâtral de la compagnie que l’interrogation du monde. Voici comment Martinelli lui-même décrit ce rapport à la tradition :
Le théâtre comme tradition, c’est-à-dire comme séance de spiritisme : d’Aristophane à Jarry, de Ruzzante à Brecht. De tous ces morts, nous nous nourrissons, pain et vin indispensables. Et tous ces morts, comme des vampires, se nourrissent de notre sang pour rester vivants. Pour marquer encore leur présence, dans la chaîne interrompue des siècles. Non pas le lieu de la mise en scène, mais le lieu de la mise en vie .

Dans cet échange vital entre tradition théâtrale et interrogation du monde contemporain, l’acteur demeure l’interlocuteur fondamental dans la travail d’écriture. Pour le Teatro delle Albe l’acteur est une matière vivante, de la chair, avec laquelle l’auteur doit travailler. L’acteur l’inspire et le trahit car il ne doit jamais se limiter à être fonctionnel à l’histoire racontée. Il est lui-même une histoire, une voix et des nerfs.
Ce travail théâtral expérimental fait d’oppositions, d’interrogations sur le monde se nourrissant de la tradition est le bouillon culturel qui engendre la dimension transculturelle du Teatro delle Albe. Une telle poétique théâtrale a rendu inévitable la rencontre avec des acteurs, des musiciens et des danseurs sénégalais et a produit le mélange des langues et des identités qui caractérise la production du Teatro delle Albe dans les années 90. Cette rencontre a permis de conserver des cultures différentes et en même temps a rendu possible une nouvelle forme d’être du groupe. Elle a créé un métissage culturel et théâtral entre la tradition locale et la culture de l’Autre présente dans tout le cycle « afro-romagnol » et particulièrement évidente, entre autres, dans des spectacles tels Lunga vita dell’albero. Maggio epico (La longue vie de l’arbre, Mai épique 1990) et Griot Fulêr (1993). Un métissage qui est une forme de résistance contre ce que Pier Paolo Pasolini, dans un célèbre article de 1973, a appelé l’homologation de la société de consommation
Le Teatro delle Albe n’a pas rencontré ces acteurs, ces danseurs et ces musiciens dans un conservatoire de Dakar, mais sur les plages de la mer Adriatique, nouvelle frontière entre le monde occidental et celui des migrants du sud du monde. Parmi eux, certains appartenaient à des familles de griots, c’est-à-dire de conteurs-artistes présents dans toute l’Afrique francophone. La crise économique les avait obligés à partir et à se transformer en Vù cumprà, en vendeurs de petits éléphants en bois et de t-shirts pour les touristes sur les plages de la côte adriatique.
Le cycle des spectacles interethniques ou afro-romagnoles du Teatro delle Albe a duré environ huit ans (1988 – 1996) et la majeure partie des textes a été éditée dans un volume sous le titre de Teatro impuro qui recueille sept des dix textes constituant ce cycle . Certaines pièces sont construites à partir d’une réécriture de textes d’auteurs contemporains (Confine), d’autres à partir d’un canevas de Goldoni (I ventidue infortuni di Mor Arlecchino), de comédies d’Aristophane (I Refrattari…) ou inspirées de Giordano Bruno (Il Candelaio), d’autres encore sont le résultat d’un métissage de traditions et cultures populaires afro-romagnoles (Lunga vita all’albero, Griot-Fulêr).

Une pièce incipit
Parmi les textes qui composent le cycle afro-romagnol du Teatro delle Albe, Ruh, Romagna più Africa uguale nous semble être l’un des plus significatifs et des plus pertinents pour notre réflexion sur la question de la poétique transculturelle du Teatro delle Albe ainsi que pour la représentation de l’Autre. Tout d’abord, c’est l’une des toutes premières pièces de la compagnie qui voit la participation de trois migrants sénégalais interprétant leur propre rôle. C’est aussi « la pièce incipit » qui ouvre le volume Teatro impuro et qui contient presque tous les éléments de la poétique théâtrale du Teatro delle Albe. Enfin, comme l’a souligné le critique italien Claudio Meldolesi « Ruh, Romagna più Africa uguale est un spectacle où les éléments de tous les spectacles précédents s’harmonisent ».
La dimension transculturelle apparait dès le titre qui, telle une formule mathématique, propose une rencontre identitaire entre le mot arabe ruh, qui veut dire esprit, l’Afrique des migrants sénégalais et la Romagne, berceau d’une culture régionale à partir de laquelle le Teatro delle Albe veut observer le monde selon le principe de la Poétique de la Relation très bien décrite par Edouard Glissant en partant de la pensée du rhizome de Deleuze et Guattari . Le sous-titre « comédie noire » renforce cette dimension transculturelle ainsi que le caractère « impur » de la poétique et de la dramaturgie des Albe. Impur dans le sens de contamination, de contagion d’une culture d’origine par la culture sénégalaise.
Ruh, Romagna più Africa uguale a été créée le 25 février 1988 au Théâtre Goldoni de Bagnacavallo, petite ville près de Ravenne, grâce à une coproduction entre le Teatro delle Albe et l’Assessorat à la culture de la ville de Bagnacavallo. La pièce met en scène sept personnages: trois migrants sénégalais, Iba, Abib et Khadim, un prédicateur chrétien, joué par Luigi Dadina, un certain Ludovico Fattorini à la recherche d’un ami disparu, joué par Marco Martinelli, le Prologue, joué par Giuseppe Tolo, et la Mère gardienne d’un puits, jouée par Ermanna Montanari. La scène se déroule sur la plage de Ravenne où tous les personnages se rencontrent. Il n’y a pas de véritable intrigue sinon que chaque personnage porteur d’une histoire qui lui appartient, croise les autres dans cet espace liminaire entre terre et mer.
La construction dramaturgique de la pièce est organisée en 15 actes brefs avec chacun un titre qui indique son contenu. Une architecture qui révèle une volonté de déconstruire la structure de la comédie classique dans la mesure où les deux premiers actes et l’acte IX se présentent comme une sorte de canevas contenant des didascalies et des situations à partir desquelles on peut développer des dialogues à la manière des anciens scénarii de la Commedia dell’Arte :
Acte II. L’homme noir arrive.
La lumière de la salle s’éteint. Sans préavis. Dans le noir absolu Abid, Iba et Khadim crient comme des fous. Ils crient dans leur langue. Ils crient comme s’ils étaient en danger. Ils crient comme si quelque chose était sur le point d’exploser. Une forêt de mots incompréhensibles et de hurlements mystérieux croît dans le noir .
Le prologue est le deuxième élément qui participe à la déconstruction de la structure dramaturgique classique puisqu’il n’apparait qu’au troisième acte avec un traitement paradoxal d’un prologue qui a perdu la mémoire :
Prologue : Dans les temps anciens, on m’appelait Prologue.
J’entrais sur la pointe des pieds
au début des spectacles
et j’expliquais aux gens, où ils étaient
les gens ne savent jamais où ils sont
à quelle époque dans quel lieu
qui sont les protagonistes qui les figurants.
Aujourd’hui aussi les gens ne savent pas
à quelle époque dans quel lieu
qui sont les protagonistes qui les figurants.
Le destin – ou le fait – est…
que moi aussi j’ignore
tout ce que je savais autrefois.
Le monde est devenu fou
en sortant d’un virage trop étroit.
Et si je ne sais pas
qu’est-ce que je fais ici ?

vraisemblablement influencé par Le Chandelier de Giordano Bruno, qui , rappelons-le, contient trois prologues dont le premier, chargé de présenter l’intrigue, les personnages et le lieu, annonce aux spectateurs que les acteurs ne sont pas venus au théâtre, ce Prologue amnésique n’est pas uniquement limité à sa fonction métathéâtrale. Il est également un personnage à part entière qui interagit avec les autres tout le long de la pièce. Ces deux fonctions se superposent à l’acte X quand le Prologue propose aux autres personnages de « refaire le prologue » car il a oublié de dire que la Romagne est en réalité un morceau d’Afrique . La structure dramaturgique se met ainsi au service des objectifs de la pièce et permet de poser la question de l’identité africaine de la région italienne ce qui souligne l’absurdité de l’existence des frontières :
Acte X. La leçon de géologie

Prologue : Restez assis je vous en prie…
excusez-moi, je me suis trompé…
il faut refaire le Prologue
parce que j’ai oublié un détail fondamental :
la Romagne est une partie de l’Afrique !
C’est de la Science, pas de la science-fiction
c’est une Qualité Constante dans le Temps.
Le sous-sol sur lequel s’appuient
Ravenne et Bagnacavallo
Godo
et les autres villes de Romagne
est africain !
D’après les dernières et très poussées recherches géologiques
la Romagne est un morceau d’Afrique
parti à la dérive dans une époque très ancienne
un radeau sombre
qui s’est détaché du continent mère
et qui est arrivé jusqu’ici.
Cette plage
et la mère qui bouillonne ci-dessous
sont noirs, sont noirs, sont noirs !

Les limites entre métathéâtralité et représentation, entre scène et salle, sont volontairement franchies dès le début afin que le spectateur interroge sa propre légitimité à rejeter l’Autre et qu’il soit confronté à ses propres stéréotypes racistes. Rappelons que le premier acte commence dans la salle où les trois comédiens sénégalais jouent leur propre rôle de Vu cumprà, de vendeurs à la sauvette, en proposant aux spectateurs d’acheter des montres, des briquets ou des éléphants en bois. Cette action hors scène déclenche des propos racistes de quelques spectateurs joués par des comédiens avec l’intention évidente d’inférioriser les trois sénégalais et de les renvoyer vers la plage, seul espace dans lequel leur existence est tolérée et d’où ils ne sont pas censés sortir :
Acte I. Tu veux acheter ?
Les gens murmurent.
Que font-ils ces vendeurs ambulants dans la salle ? Qu’ils aillent vendre à la plage, leur place est là-bas !
Abib, Iba et Khadim portent des tapis sur les épaules : ils vendent des montres, des briquets, des éléphants. Madame, tu veux acheter ? Tu veux acheter ? Eh, jolie gazelle, un briquet, une montre, une belle montre. Allez mon frère achète un briquet, ça coûte pas cher deux euros, un pour le prix de deux, allez mon frère…
Les gens murmurent : mais qui les a autorisés. La direction du théâtre est devenue folle. Peut-être, elle prend une commission. Combien coûte ce briquet ? Deux euros ? Mais ça marche ? Comment leur faire confiance. Au tabac je le paie cinq euros… ça va je le prends… Tu me le donnes pour un euro ? Non ? Ecoute-les ces petits nègres, ils parlent italien avec l’accent romagnol ! Tu viens d’où Gullit ? De Dakar ? Et combien d’habitants il y a à Dakar ?

La question de la représention de l’Autre revient à l’acte XII-Bienvenus où le personnage de la Mère et les trois Sénégalais chantent en dialecte romagnol et en wolof face au public. La chanson Bienvenus présente un concentré d’images stéréotypes sur les Africains : l’image tirée de la tradition populaire de l’homme noir qui enlève les enfants, celle des Africains sauvages et cannibales liée à la colonisation, celle des noirs-vendeurs à la sauvette sur les plages qui ne veulent plus travailler chez eux et à laquelle on oppose la seule image positive du noir footballeur déjà utilisée à l’acte I où le nom du footballeur néerlandais Ruud Gullit sert à désigner l’un des vendeurs sénégalais . La chanson se termine avec une exaltation de la supériorité de la civilisation européenne à l’origine du pillage colonial de l’Afrique .

La plage frontière
Ruh, Romagna più Africa uguale se déroule entièrement sur une plage dans un futur qui n’est pas précisé, mais dont le prédicateur Balsamo dit qu’autrefois elle accueillait un parking et un fast food. . C’est le seul espace où se rencontrent tous les personnages et où les blancs et les migrants sénégalais semblent pouvoir interagir. Elle concentre souvenirs et confinement, plaisir de vacance et assignation identitaire. Si pour le prédicateur Balsamo la plage de Ravenne évoque des images de cartes postales liées à l’enfance avec des parasols serrés les uns à côté des autres et des bouées de plastique colorées, pour les Sénégalais elle est le lieu auquel les assigne leur condition de migrants dépourvus des droits les plus élémentaires et vers lequel ils sont systématiquement renvoyés dès le début de la pièce . Cependant, cet espace liminaire, cette marge du monde occidental qui rend possible le contact entre deux mondes est voué à disparaître sous l’action de la mer qui progressivement dévore la terre tel Kronos dévorant l’un de ses enfants.
De même que la plage de l’île de Lampedusa dans la Trilogie du naufrage de Lina Prosa, dans Ruh, Romagne plus Afrique égal la plage adriatique assume la fonction d’un espace de frontière où arrivent les migrants du sud du monde sous le regard surpris des touristes. C’est dans cet espace de frontière que, selon l’anthropologue Michel Agier, aujourd’hui « chacun fait sa propre expérience du monde et des autres». Dans cet espace-frontière « se produisent des rencontres et des expériences qui mettent en relation un ici et un ailleurs, un même et un autre, un fait « local » avec un contexte « global ». L’espace frontière, en tant que lieu où se trouve l’Autre, est devenu entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle un lieu extrêmement fréquenté, observé et représenté au théâtre comme au cinéma ou en littérature. C’est dans cet espace-frontière que commence ce processus de transculturation que nous avons défini au début de notre article et dont le théâtre est devenu l’un des vecteurs privilégiés à partir de la fin des années 80.
Naturellement tout cela ne se fait pas sans douleur, sans heurts, sans conflits, mais il se fait aussi avec la prise de conscience du caractère inévitable de ce processus, comme l’explique Edouard Glissant dans son essai « Introduction à une poétique du divers » . Dans le cas de Ruh, Romagne plus Afrique égal nous sommes dans un climat de conflits, d’oppositions et surtout de rejet souligné à plusieurs moments dans la pièce. Mais cette première pièce transculturelle du Teatro delle Albe engendre aussi une dynamique de connaissance de l’Autre, de sa culture, de sa langue. Tous ces aspects seront progressivement approfondis dans les pièces afro-romagnoles dans un véritable dialogue avec les traditions, la culture et la langue locale.